GAZETTE NUCLEAIRE
DOSSIER TCHERNOBYL

Tchernobyl : quelques faits dérangeants
Bella Belbéoch

Remarques préliminaires à propos du bilan sanitaire officiel de la catastrophe de Tchernobyl

Sous le titre «Tchernobyl, cancers des enfants et chromosome 21 », l'éditorial du sérieux British Medical Journal du 16 juillet 1996 (vol. 309) avait en sous-titre « probably nothing to worry about », il n'y a probablement pas de souci à se faire ou plus prosaïquement, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Cela a choqué et entraîné quelques réponses indignées parmi les scientifiques qui travaillent sur les cancers de la thyroïde des enfants en collaboration avec les Biélorusses.

C'est cynique, mais ce n'est pas différent de ce qui ressort de la conférence internationale tenue à Vienne du 8 au 12 avril 1996 sous l'égide de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de la Commission européenne.

Un résumé de la position officielle répercutée par les médias sur le bilan sanitaire de la catastrophe de Tchernobyl 10 ans après, a parfaitement été exprimé le 20 avril 1996 sur Radio France Internationale par des représentants d'EDF, de l'IPSN (Institut de Protection et Sûreté Nucléaire) et du WANO (AMEN, association mondiale des exploitants du nucléaire) : il y a des problèmes thyroïdiens indéniables avec des centaines d'enfants atteints de cancers de la thyroïde surtout en Belarus et en Ukraine et dans une moindre mesure en Russie, les "liquidateurs" ne vont pas bien et on prévoit parmi eux un excès d'environ 200 cancers mortels, mais on n'a observé ni augmentation de leucémies et de cancers ni d'effets génétiques, il y a beaucoup de difficultés économiques et psychologiques chez les habitants des zones contaminées à cause de l'incertitude sur la santé des enfants et il faut continuer à aider les populations sur place et continuer à aider à améliorer la sûreté des réacteurs des pays de l'Est.

Ainsi, malgré l'accumulation de rapports de médecins locaux et de témoignages faisant état d'une aggravation de la morbidité en Belarus, Ukraine et Russie, le point de vue officiel est, qu'à part les cancers de la thyroïde, dont on nous assure qu'une fois opérés tout va bien, les conséquences sanitaires de Tchernobyl seraient limitées et essentiellement d'ordre psychologique. (On ne nous dit pas quelle est l'influence sur le développement mental et sur la croissance, de l'ablation de la thyroïde chez de tout jeunes enfants). Les autorités en ont conclu qu'il faut faire en France une distribution préventive de comprimés d'iode stable pour parer à toute éventualité et qu'ainsi on serait protégé des conséquences néfastes d'un accident nucléaire grave.

Alors, doit-on croire qu'il n'y a et qu'il n'y aura "que" les cancers thyroïdiens chez les enfants ? Cela ferait de Tchernobyl une catastrophe "relativement peu catastrophique" en nombre de morts et c'est bien cela que voulaient dire les éditorialistes du British MedicalJournal.

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En somme, les iodes mis à part, tout se passe comme si le cocktail de radionucléides rejetés, les césiums 134 et 137, le ruthénium 106, l'argent métastable 110, le strontium 90 etc., plus les particules "chaudes" qui renferment les plutoniums et autres transuraniens, une fois inhalés et ingérés ne conduisent pas à une irradiation interne. Tous ces radionucléides ingérés, inhalés, n'auraient aucun effet sur la santé des habitants. Chez nous des experts en médecine nucléaire l'affirment « ces radionucléides, autres que les iodes, comme le césium par exemple, ne vont pas sur un organe particulier, ils vont partout » [ce n'est pas vrai pour le strontium et les plutoniums, entre autres] alors selon ces spécialistes il en résulte que leur action sur l'organisme est nulle... Comme si le fait d'aller partout dans le corps ne causait aucun effet et annulait le risque de cancer. (Si ces spécialistes ajoutaient que le césium ne donnera aucun cancer spécifique à un organe particulier, ce serait correct mais ce n'est pas ce qu'ils disent). Il se pourrait qu'il y ait, derrière cette affirmation, la croyance que seuls existent des effets déterministes du rayonnement avec des doses de rayonnement relativement importantes et la négation des effets stochastiques (non déterministes) cancérigènes et génétiques des faibles doses de rayonnement.

Peut-être n'est-ce là que l'application du "pas vu pas pris" : s'il n'est pas possible pour les individus d'identifier les cancers radioinduits non spécifiques, alors il n'est pas nécessaire pour les gestionnaires et leurs conseillers scientifiques d'en tenir compte.

Au contraire des cancers de la thyroïde qu'il a été impossible de nier longtemps, les cancers non-spécifiques sont faciles à camoufler car, étant donné leur temps de latence ils apparaissent bien plus tard et il faut des statistiques élaborées pour mettre en évidence s'ils sont en excès par rapport aux cancers "naturels".

La position de ces professeurs de médecine revient à nier l'effet cancérigène du rayonnement pour les habitants qui, non seulement ont été soumis à l'exposition externe tant du panache radioactif pendant les émissions du réacteur accidenté que des dépôts au sol, mais aussi à l'irradiation interne par ingestion d'aliments contaminés et inhalation de poussières radioactives. Ils ont dû vivre, et vivent encore, car peu ont finalement été évacués malgré les plans élaborés par les autorités biélorusses en octobre 1989, sur des territoires contaminés. Rappelons que la période du césium 137 est de 30 ans, que le strontium 90 commence seulement à être pris en compte dans les incorporations et qu'on ne voit pas comment tenir compte des particules chaudes dans la contamination et pourtant elles agissent ! Remarquons aussi qu'en Belarus les autorités manifestent des inquiétudes concernant la contamination prochaine des nappes phréatiques.

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Tchernobyl a montré qu'après une catastrophe nucléaire les cancers à apparaître dans le futur ne sont pas les seules conséquences sanitaires à déplorer. Depuis 1986 une augmentation visible de la morbidité est constatée chez les habitants des territoires les plus contaminés de l'ex-URSS mais elle est attribuée au stress par les officiels et surtout pas à une quelconque action du rayonnement liée à Tchernobyl (le stress a remplacé le terme de "radiophobie" très mal accepté par la population). Il ne s'agit là que de déclarations faites a priori sans fondements objectifs s'appuyant sur des études précises.

Outre les multiples pathologies thyroïdiennes s'ajoutant aux cancers de la thyroïde, les médecins rapportent une augmentation des pathologies de tous les systèmes fonctionnels : affections gastro-intestinales apparues dès 1988, maladies respiratoires dont la tuberculose chez les adolescents, atteintes du système endocrinien, maladies ORL avec émergence de formes graves de sinusite, maladies hématologiques (surtout chez les enfants nés de parents ayant été évacués), augmentation des maladies congénitales. Il apparaît aussi que le système immunitaire des enfants a été affecté dès les premiers mois ayant suivi la catastrophe.

Lors des congrès internationaux officiels la voix des scientifiques et médecins locaux est noyée dans le concert des ténors occidentaux. La plupart du temps ils n'osent pas intervenir même quand les mensonges énoncés sont flagrants comme en témoigne le Pr Fernex qui a assisté au congrès de Vienne (lire son témoignage dans Ionix, octobre 1996, n°145). Il faut signaler que des "contre-colloques" avec la participation de scientifiques et médecins confrontés aux réalités quotidiennes des habitants des zones contaminées de l'ex-URSS se sont tenus en parallèle des colloques officiels, tant de celui de Minsk (18-22 mars 1996) organisé par la Commission européenne et les ministères de la santé de Belarus, Ukraine et Russie que de celui de Vienne (8-12 avril 1996), grand "show" international de la Commission européenne, de l'AIEA et de l'OMS.

Une session plénière (n°3) de cette conférence de Vienne résume ainsi le bilan officiel : à part l'augmentation dramatique des cancers de la thyroïde chez ceux qui ont été exposés en tant qu'enfants il n'y a pas d'évidence jusqu'à maintenant d'un problème majeur de santé publique résultant de l'exposition au rayonnement suite à l'accident de Tchernobyl dans les trois pays les plus affectés (Belarus, Ukraine et Russie). Une nuance subtile tempère légèrement le propos car il est tout de même dit que quelques augmentations de la fréquence des cancers ont été rapportées dans les populations exposées mais il est ajouté aussitôt que ces résultats sont difficiles à interpréter principalement à cause des différences d'intensité du suivi et des méthodes utilisées pour comparer les populations exposées à la population générale qui sert de témoin.

Alors que des médecins locaux, tant ukrainiens que biélorusses, s'inquiètent de l'augmentation des maladies du sang chez les enfants, anémies, leucémies et lymphomes, ces observations devront être avalisées par des scientifiques occidentaux (et pas n'importe lesquels) pour être reconnues. Souvenons-nous que les cancers de la thyroïde des enfants biélorusses ont d'abord été niés. Ils ont fini par être admis non seulement parce qu'il devenait difficile de les nier alors que leur nombre était tellement en excès par rapport à la normale, mais aussi parce que quelques scientifiques occidentaux réputés ont fait le forcing pour qu'on en tienne enfin compte.

Nous nous intéresserons ici à quelques aspects négligés nous paraissant très importants du point de vue de leur implication sanitaire. Malformations congénitales et effets génétiques, leucémie des enfants, santé des liquidateurs etc. tous ces faits dérangeants auraient dû être répercutés par les médias. Mais ce texte ne reflète qu'une infime partie des études effectuées en Ukraine, Belarus et Russie qui, elles-mêmes, ne reflètent que partiellement l'ampleur des conséquences sanitaires affectant les populations depuis Tchernobyl.

II - Les liquidateurs

1 - Les "particules chaudes" et les liquidateurs

Les "particules chaudes" sont des particules très radioactives de quelques microns. Elles ont essentiellement deux origines : fragments de combustible éjectés lors des explosions du réacteur (pouvant renfermer des transuraniens émetteurs a) ou bien particules de "condensats" de divers radionucléides témoignant de la température très élevée atteinte lors de l'incendie qui a ravagé le réacteur.

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Autopsie de liquidateurs

Dans le journal de pneumologie (Pulmonology, 1993, vol. 4, 56-59) Y. Reva et al rapportent l'étude des tissus obtenus par autopsie de liquidateurs décédés, par microscopie électronique à balayage et microanalyse par rayons X. Les auteurs donnent l'exemple de deux liquidateurs de 27 et 25 ans décédés respectivement 1 an et 2 ans 1/2 après leur travail à Tchernobyl durant l'automne 1986 ; le premier est décédé suite à une hémorragie cérébrale, le second d'une leucémie aiguë. Leurs dossiers médicaux indiquent une dose d'environ 20 rem avant leur départ de la zone de Tchernobyl.

Les auteurs retrouvent dans les tissus du foie et des poumons les mêmes "particules chaudes" de 1 à 30 microns que dans l'environnement proche du réacteur, renfermant des émetteurs a, b, g,. Suit une liste de plus de 30 radioéléments...

Les particules chaudes trouvées dans le sang ont également la même composition isotopique que dans l'environnement.

Dans une communication à l'Institut de pneumologie du ministère de la santé publique de Russie (1991) Y. Reva indique que des particules chaudes sont trouvées aussi dans les cellules macrophages de la moelle osseuse. [Les macrophages sont des globules blancs qui phagocytent les cellules étrangères et les débris].

Les auteurs soulignent que ces particules résident longtemps dans l'organisme avec leurs produits de filiation y causant des troubles divers (comme des désordres de microcirculation et des thromboses) et peuvent aussi induire la croissance de tumeurs. En pénétrant dans les tissus liquides ces particules chaudes peuvent modifier les réactions cellulaires qui font intervenir les radicaux libres. Dans leur conclusion Y. Reva et al insistent :

« en présence de "particules chaudes" on doit tenir compte de leur activité locale très élevée, ce qui n'est jamais fait. Les concepts habituels de l'action cancérigène et génétique des faibles doses de rayonnement sont inadaptés aux phénomènes liés à l'action des "particules chaudes" sur les organismes vivants ».

Même si leur contribution à la dose totale reçue par l'ensemble du corps relève des faibles doses, localement leur action relève des fortes doses.

Lavages broncho-pulmonaires effectués sur des malades

Plusieurs publications font état des résultats obtenus sur les liquides résultant du lavage broncho-pulmonaire de liquidateurs. En effet de nombreux liquidateurs, exempts de maladies pulmonaires avant Tchernobyl, présentent, depuis leur travail comme liquidateurs, des affections respiratoires pour lesquelles les thérapeutiques habituelles échouent.

Ainsi O. M. Grobova et al (Pulmonologuiya, 1993, vol. 4, 51-55) trouvent que des particules chaudes de grande densité sont fixées dans les alvéoles pulmonaires (dans le cytoplasme des macrophages alvéolaires). L'analyse par spectrométrie X révèle qu'elles renferment des émetteursa provenant de fragments du combustible du réacteur (uranium et transuraniens plutonium, neptunium etc.) et sont donc très irradiantes.

L'équipe de Y. Reva a examiné aussi des patients atteints de divers troubles bronchiques sévères en analysant le liquide résultant de lavages broncho-pulmonaires par résonance paramagnétique électronique, (la méthode RPE permet de révéler la présence de radicaux libres). Reva et al comparent des liquidateurs malades ayant travaillé sur le site de Tchernobyl à des patients présentant diverses maladies bronchiques mais qui n'ont pas participé aux travaux de liquidation (Doklady Biological Sciences. Vol. 345, 1995, 549).

Les auteurs constatent l'existence de radicaux libres chez les liquidateurs et leur absence chez les autres patients. La concentration en radicaux libres, qui est donnée par l'intensité du signal RPE, augmente avec la durée du travail sur le site de Tchernobyl. Elle est plus importante pour les liquidateurs de 1986 que pour ceux qui sont intervenus plus tard. Ces radicaux libres sont donc bien dûs au travail en milieu radioactif.

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Reva et al attribuent les radicaux libres à la présence de mélanine qui proviendrait de "micromycètes", micro-organismes de la classe des champignons (dont font partie divers Aspergillus). L'irradiation g prolongée à faible débit de dose pourrait provoquer une mutation "adaptative" de ces micromycètes les rendant radiorésistants et chimio-résistants. Reva et al pensent que la poussière radioactive et les micromycètes pathogènes ont été inhalés dans les poumons des liquidateurs durant leur travail autour du réacteur n°4 de Tchernobyl.

Ainsi une des conséquences de Tchernobyl pourrait être l'apparition d'affections pulmonaires du type aspergillose chez les liquidateurs, et l'affaiblissement radio-induit de leurs réactions immunitaires peut faire que ces affections soient résistantes aux traitements.

[A la conférence officielle de Vienne la contribution de Reva s'est bornée à quelques mots au cours d'une des sessions et ne figure pas dans les résumés des communications].

 2 - Les désordres neurologiques : "encéphalopathie post-radiative"

Le cerveau est un organe considéré comme radio-résistant et seuls des effets de type déterministe sont reconnus, pour des doses de rayonnement élevées lorsqu'il y a maladie des rayons. Aucun effet n'a été décrit pour des "doses faibles", inférieures à 25 rem (0,25 sievert).

A l'institut de neurochirurgie de Kiev de nombreux liquidateurs sont suivis pour troubles neurologiques affectant leur vie quotidienne. En principe ces malades n'ont reçu "que" de faibles doses de rayonnement (qui, théoriquement ne dépassaient pas 25 rem) au cours de leur travail de liquidateur et les affections qu'ils présentent ne cadrent pas avec ce qui est connu sur l'effet du rayonnement sur le cerveau.

Cet institut mène des recherches afin d'élucider l'origine des troubles observés et se spécialise dans l'étude sur le cerveau des effets d'une irradiation par contamination interne chronique. On y développe des modèles expérimentaux animaux. Il a été observé sur des rats alimentés d'une façon continue pendant 1 à 3 mois avec des aliments contaminés, que les radioéléments comme le césium 137 et le strontium 90 s'accumulent préférentiellement dans le cerveau dès les premiers mois alors que la charge corporelle du restant du corps augmente progressivement au cours du temps.

Ces animaux développent des anomalies des neurones, du tissu conjonctif entourant les cellules nerveuses, du réseau microvasculaire du cerveau. Les mécanismes du métabolisme cellulaire sont perturbés, des réactions auto-immunes se développent. Tous ces changements affectent le cerveau dans sa totalité et plus spécialement les structures diencéphales.

Selon A.P. Romodanov, le statut nerveux des liquidateurs ayant reçu de "faibles doses" de rayonnement est dû à des changements tant structuraux que fonctionnels du cerveau qui, d'un point de vue clinique, peuvent être considérés comme une "encéphalopathie post-radiative". Les caractéristiques de cette affection, les particularités cliniques des dommages au cerveau chez ces liquidateurs, sont décrites dans la communication présentée à la conférence de Vienne par Y. A. Zozulya et al.

Les auteurs distinguent trois phases dans l'apparition des désordres neurologiques.

«  la 1ère phase doit être considérée comme une encéphalopathie aiguë : maux de tête, asthénie, nausées, vomissements, vertiges, insomnies.

- la 2ème phase de décompression et de pseudo-guérison quand le patient n'est plus en zone irradiante

- la 3ème phase de décompensation avec retour des premiers symptômes auxquels s'en ajoutent d'autres donnant l'image clinique d'une encéphalopathie progressive atteignant les trois niveaux du cerveau, le cortex, les régions sous-corticales et le tronc cérébral avec prédominance des désordres de l'hypothalamus et du tronc cérébral.

Il s'agit dès lors d'un dommage multi-factoriel du cerveau, une encéphalopathie post-radiative (...) se traduisant par : des crises d'hypertension, obésité, impotence. Perte drastique de la mémoire récente. Syndrome de désadaptation aux exercices qui impliquent le mental et le corporel. Augmentation des phénomènes d'auto-intoxication et des dysfonctionnements circulatoires.

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Les patients développent une altération de tous les systèmes fonctionnels : vasculaire, immunologique, endocrinien, gastro-intestinal ; une altération du métabolisme avec des désordres graves impliquant tous les phénomènes cellulaires (...) et créant un ensemble défavorable les transformant en "inaptes" [en "invalides"] (...) ».

Cet ensemble complète les observations sur 255 liquidateurs concernant l'encéphalopathie post-radiative telle qu'elle est décrite par O.R. Vinnitsky dans un rapport collectif de l'Académie des sciences d'Ukraine (Kiev, 1993, Institut de neurochirurgie, directeur A. P. Rodomanov).

Au vu de la description des invalidités affectant les liquidateurs, le commentaire de Radio France Internationale cité au début de ce dossier comme quoi on s'attend à un excès de 200 cancers mortels chez les liquidateurs, ne reflète pas vraiment la détérioration de la santé des liquidateurs et la dégradation de la qualité de leur vie quotidienne... Pour "espérer" devenir cancéreux il faudrait qu'ils ne meurent pas d'autre chose avant. On peut mesurer à quel point les responsables sanitaires de l'ex-URSS ont été cyniques en refusant que les maladies des liquidateurs soient considérées comme étant dues à Tchernobyl sous prétexte que ces maladies n'étaient pas répertoriées en tant que maladies pouvant être radioinduites (et pour cause on n'en avait pas l'"expérience") et que les doses reçues étaient trop faibles (Gazette Nucléaire n°109/110, B. et R. Belbéoch Tchernobyl, une catastrophe Éd. Allia 1993)

Les auteurs ne précisent pas quelles doses approximatives leurs patients ont reçues. La limite autorisée "officielle" était de 25 rem pour les liquidateurs. Il est vraisemblable, même si les doses individuelles répertoriées (quand elles l'ont été), sous-estiment les doses réelles, qu'il ne s'agit pas de doses très élevées responsables d'effets déterministes de la maladie des rayons tels qu'on les trouve habituellement dans la littérature. Ces doses très élevées, supérieures à 200 rem, ont été reçues d'une façon aiguë par les intervenants "rapprochés" des premiers jours autour du réacteur accidenté et c'est parmi eux qu'on compte les 29 morts par "syndrome d'irradiation aiguë".

Remarquons que le Dr H. Bocquet, dans les "conférences de sécurité" tenues à au Centre d'études nucléaires de Saclay (1966-1967), indiquait qu'une dose aiguë de 75 rem pouvait déclencher un "petit mal des rayons". Ce "petit mal des rayons" du Dr Bocquet n'est jamais signalé dans d'autres ouvrages. Pourtant, tous ceux qui, pour raisons professionnelles, ont été accidentés par les rayonnements ionisants, reconnaîtront des symptômes familiers dans la description de la première phase décrite par les médecins ukrainiens. Ils s'accompagnent d'anomalies de la formule sanguine (baisse transitoire des globules blancs, anémie) et pour certaines femmes de troubles des menstruations.

Qu'est-ce qui fait qu'un liquidateur développe ultérieurement la phase de décompensation avec des signes aussi dramatiques pour la vie quotidienne ?

On peut se poser des questions naïves : que devient le seuil de dose du Dr Bocquet en cas d'action conjuguée chronique de rayonnement externe et de contamination interne ? Ne peut-il pas être abaissé et dépendre des individus ?

De toutes façons il semble bien évident que le domaine des doses "moyennes" de 25 à 100 rem (0,25 à 1 Sievert) soit très mal connu concernant les effets de morbidité.

De nombreuses études essaient par ailleurs de reconstituer les doses reçues par les liquidateurs. Citons par exemple celle de W.L. Bigbee et al (British Medical Journal vol. 312, 27 april 1996) sur des soldats des pays baltes, basée sur le dosage biologique des modifications des globules rouges du sang (érythrocytes) [résultant de "mutations de la Glycophorine A des cellules souches de la moelle osseuse"].

D'après les valeurs déduites de cette dosimétrie biologique les doses reçues par ces soldats auraient été probablement inférieures à 10-20 cGy [10-20 rad].

Si cela est vrai les faibles doses reçues par les liquidateurs ont manifestement des effets sur la santé beaucoup plus considérables que ce qui était admis jusqu'à présent...

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Des mesures cyto-génétiques basées sur le dénombrement des aberrations chromosomiques des lymphocytes du sang (globules blancs) indiquent des doses plus élevées durant la première année ayant suivi l'accident en particulier chez les constructeurs du sarcophage. Le rapport de l'Académie des sciences de Belarus (Minsk, 1996) estime quant à lui que sur les 77 386 liquidateurs biélorusses de 1986-1987, 30% ont reçu 50-100 mSv (0,5-10 rem), 47% 100-250 mSv et 7,3% 250-500 mSv.

Lorsque l'irradiation est externe toutes les méthodes paraissent plus fiables. Comment ces diverses méthodes tiennent-elles compte du métabolisme de tous les radioéléments incorporés d'une façon chronique ?

Qu'en conclure sinon que la "reconstruction" des doses des liquidateurs est quasiment impossible et qu'en priorité devraient compter les maux dont ils souffrent même si on ne sait pas à quelles doses il faudrait les attribuer. Ne pas être capable de quantifier scientifiquement un événement n'enlève rien à sa réalité.

III - Les "particules chaudes" et la population

L'inconnue que représente la contribution des particules chaudes à la dose engagée pour les populations vivant sur des territoires contaminés est désormais rarement évoquée comme si ces particules n'avaient jamais existé.

Ce que dit Y. Réva pour les liquidateurs s'applique aussi aux habitants des zones polluées : il n'est jamais tenu compte de leur irradiation par les particules chaudes. Si on ne sait pas évaluer leur effet est-ce une raison de les passer sous silence ?

Pourtant le nombre de particules chaudes a été très élevé en Biélorussie (Belarus) méridionale où dans certaines taches de contamination on relève de 1 à 10 particules chaudes au cm2 (communications d'E. Petryayev). Or c'est en Biélorussie méridionale que les habitants se sont plaints dès l'hiver 88-89 de troubles respiratoires (Gazette Nucléaire 96/97 p. 20) notamment à Khoïniki, district en bordure de la zone interdite. On peut dès lors se demander si les particules chaudes ne sont pas responsables de cette brutale montée des affections respiratoires dans ce district.

Les feux de forêt aux alentours de la zone interdite participent à la dissémination de la radioactivité. Plus prosaïquement les travaux agricoles remettent en suspension dans l'air des particules de plutonium déposées sur le sol. Il en résulte des concentrations dans l'air supérieures aux normes même quand le niveau de contamination surfacique est considéré comme "normal" (L. A. Chunikin, Symposium international sur les particules chaudes, Znojno, Tchécoslovaquie, oct. 1992).

Enfin nous avions dit notre inquiétude concernant la possibilité d'une contamination en plutonium bien au-delà de la zone "interdite", dans les secteurs lointains de Gomel et Vietka à plus de 130 km de Tchernobyl (Gazette Nucléaire 109/110). Nos craintes étaient justifiées puisque des isotopes du plutonium ont été détectés en Russie dans la région administrative de Bryansk, à la frontière biélorusse. Ainsi à Stari Bobovitchi la terre renfermait 112 Bq/kg de plutonium 238,239 et 240 (H. C. Chvidko. Radiobiologuiya, tome 31, vol. 6, 1991).

Par auto-irradiation les particules chaudes finissent par se désagréger. Quand elles sont solubilisées elles entrent dans le cycle végétal et participent alors directement à la contamination de la chaine alimentaire.

IV - Malformations à la naissance

1 - Rappels sommaires

L'irradiation crée des mutations dans les cellules somatiques pouvant conduire à des cancers. Les cellules de reproduction peuvent elles aussi subir des mutations qui seront transmises aux descendants en accroissant le fardeau génétique. Les effets génétiques sur les êtres humains sont mal connus car ils impliquent des temps d'observation de longues durée. Les données génétiques sont surtout animales.

Du point de vue de la radioprotection, on admet que les rayonnement ionisants agissant sur les cellules de reproduction (gamètes) peuvent créer des mutations géniques et des aberrations chromosomiques qui se traduiront par des affections héréditaires dans les générations suivantes. Une des plus simples catégories de dommages mutationnels concern les maladies et malformations causées par une seule mutation dominante, c'est le cas de la pilydactylie dont il sera question plus loin.

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Ces effets sont stochastiques (non déterministes), ce qui veut dire qu'à dose reçue égale certains auront une descendance affectée, d'autres pas. Le risque génétique du rayonnement définit le nombre de descendants affectés à la première générationet dans les générations suivantes à l'équilibre.

On admet que la relation entre les effets et la dose est linéaire, sans seuil. D'après l'UNSCEAR (Comité des Nations Unies sur les effets des radiations atomiques) pour 1 million d'enfants nés vivants issus de parents exposés à 0,01 sievert on compterait environ 18 affections héréditaires sévères supplémentaires : le facteur de risque est 0,18 10-2 par sievert à la première génération. Il est de 1,2 10-2/Sv à l'équilibre des générations, valeur voisine de celle admise par la Commission Internationale de Protection radiologique 10-2/Sv en 1990 (CIPR 60). Ces estimations correspondent à une dose de doublement du risque naturel de 1 sievert. Certains généticiens, comme V.A. Chevtchenko pensent que ces valeurs sous-estiment notablement le risque génétique.

2 - En Belarus, augmentation des malformations congénitales depuis Tchernobyl, principalement dans les régions les plus contaminées.

L'augmentation des malformations congénitales observée en Belarus est très supérieure à ce qui peut être prédit d'après les estimations de l'UNSCEAR.

Les données sont centralisées à l'Institut des maladies héréditaires de Minsk.

Sources : G. I. Lazjuk et al dans Radiation Protection Dosimetry, n°1/2, 1995, p. 71-74, « Changements dans l'incidence des anomalies héréditaires en République de Belarus après l'accident de Tchernobyl » et dans les Actes du symposium Belarus-Japon « Conséquences immédiates et différées des catastrophes nucléaires : Hiroshima-Nagasaki et Tchernobyl », 3-5 oct. 1994, Minsk.

Avortements légaux : augmentation des malformations dans les zones contaminées.

En Belarus existaient, bien avant Tchernobyl, des registres des malformations observées sur les foetus provenant des avortements légaux.

Entre 1980 et 1991 l'analyse de plus de 21000 foetus ne montre pas de changement depuis Tchernobyl dans la fréquence des malformations enregistrées pour les villes de Minsk et Gomel qui est de 4,93%. Par contre dans les zones rurales contaminées des régions administratives de Gomel et Moghilev cette fréquence atteint 7,97% et cette augmentation est statistiquement significative par rapport à la ville de Minsk qui sert de témoin (p<0,05).

Une augmentation significative (p<0,05) de la fréquence concerne la polydactylie, les reins doubles, reins en forme de sabot ("horseshoe kidney"), urètre double, bec de lièvre et fente palatine. On note aussi une augmentation des défauts du tube neural.

Il n'a pas été constaté d'augmentation statistiquement significative de monosomie ou de trisomie ni d'effets tératogènes qui résulteraient d'effets du rayonnement sur les organes en formation de l'embryon.

(D'après les informations rapportées par le Pr M. Fernex, le nombre d'avortements thérapeutiques pour indications génétiques augmente régulièrement depuis Tchernobyl alors que le nombre de grossesses a diminué de 30%).

Malformations congénitales chez les nouveau-nés : l'incidence augmente avec le niveau de contamination radioactive du sol.

Le registre national des malformations congénitales date de 1979 et les méthodes d'enregistrement sont comparables à celles du système européen EUROCAT pour les malformations à enregistrement obligatoire qui représentent 44 à 50% de toutes les malformations congénitales enregistrées en Belarus.

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Les auteurs comparent l'incidence des malformations enregistrées au cours de deux périodes, antérieure à l'accident (1982-1987) et postérieure à l'accident (1987-1993) pour 1000 nouveau-nés, dans les différents districts classés selon leur niveau de contamination en césium 137.

L'étude considère trois régions à niveaux de contamination différents :

- région "témoin", comportant 30 districts [considérés comme "légalement" non contaminés] où le niveau de contamination en Cs137 est inférieur à 1Ci/km2

- région où la contamination est comprise entre 1 et 15 Ci/km2, 54 districts.

- région où la contamination est supérieure à 15 Ci/km2, 17 districts.

L'incidence des malformations à déclaration obligatoire a augmenté en Belarus depuis 1987 :

L'augmentation est de 39% dans les districts "témoins" et elle croît avec le niveau de contamination du sol, 44% pour les districts contaminés entre 1 et 15 Ci/km2 et 79% pour ceux contaminés à plus de 15 Ci/km2.

Ainsi tout le territoire est concerné, y compris celui qui est considéré comme "légalement" non-contaminé. Il est donc clair que la catastrophe de Tchernobyl a induit dans toute la république de Belarus des malformations, visibles tant chez les nouveau-nés que dans les foetus issus des avortements légaux.

Parmi les malformations à déclaration obligatoire dont la fréquence a augmenté depuis Tchernobyl d'une façon statistiquement significative dans les régions contaminées à plus de 1 Ci/km2 on trouve essentiellement la polydactylie et les malformations multiples, l'atrophie ou l'absence de membres ainsi que l'anencéphalie, spina bifida, bec de lièvre et malformation du palais.

Pour tester l'hypothèse de mutations dans les gamètes qui seraient responsables des malformations observées, Laziuk et al ont tenté de relier malformations congénitales et doses d'irradiation pré-conceptuelles qu'auraient reçues les parents, déduites de mesures cyto-géniques par dénombrement des aberrations chromosomiques dans le sang. Ils n'ont pas trouvé de corrélation statistiquement significative.

Malformations à composante mutationnelle nouvelle : polydactylie et malformations multiples

Les auteurs s'intéressent particulièrement aux malformations pour lesquelles est reconnu le rôle d'une composante mutationnelle nouvelle (de novo). En Belarus trois anomalies à déclaration obligatoire comportent la contribution d'une mutation nouvelle à caractère dominant. Il s'agit de la polydactylie et des malformations multiples dont la fréquence a augmenté considérablement dans les régions contaminées et aussi de l'atrophie des membres pour laquelle l'augmentation est moins prononcée.

Il n'a pas été observé d'augmentation, dans les districts les plus contaminés. de trisomie 21 (syndrome de Down), maladie chromosomique la plus commune due à une mutation nouvelle. [Remarquons qu'on manque de renseignements sur les avortements spontanés alors que d'après B. Dutrillaux 50% des fausses-couches spontanées sont dues à une anomalie chromosomique du foetus].

Laziuk et al indiquent : « Cependant on ne peut exclure la possibilité d'un effet mutationnel additionnel sur les gamètes parentaux car on observe une augmentation statistiquement significative de la polydactylie, facile à diagnostiquer, tant dans les foetus issus d'avortements que chez les nouveau-nés, ainsi qu'une nette augmentation des malformations multiples ».

Il est indéniable que la fréquence des malformations congénitales a augmenté en Belarus suite à Tchernobyl et que l'augmentation observée est notablement supérieure à ce qui est prévu d'après les estimations internationales sur les effets génétiques du rayonnement. 

suite:
Outre le rayonnement, d'autres facteurs défavorables de conditions de vie découlant de la catastrophe peuvent intervenir dans cette poussée de la fréquence des malformations mais les auteurs précisent dans leur conclusion :

« (...) l'augmentation dans les zones contaminées des fréquences de maladies congénitales particulières [polydactylie, malformations multiples et atrophie des membres] avec mutation héritée à caractère dominant est une preuve indirecte de leur relation avec les rayonnements ionisants » (Actes du Symposium Belarus-Hiroshima-Nagasaki, oct. 1994).

Insistons sur le fait que cette étude montre sans ambiguïté qu'il est impossible de trouver en Belarus une population "témoin" non affectée par les retombées de Tchernobyl. Les études tant sur les effets génétiques que sur les effets somatiques sont vouées à des études internes de tendance en fonction des doses reçues et plus sommairement en fonction des niveaux de contamination des lieux de résidence vu la difficulté de "reconstruire" les doses reçues par les habitants.

3 - En Ukraine, l'exemple des malformations du système nerveux central chez les nouveau-nés

Le Dr Boulgakov (du ministère de la santé ukrainien) nous avait indiqué que le nombre de fausses-couches ayant pour cause des anomalies du système nerveux central du foetus était passé de 2% en 1987 à 18% en 1991.

Dans le rapport ukrainien de l'institut de neurochirurgie de Kiev cité précédemment, Yu. A. Orlov analyse l'évolution de la fréquence des anomalies de développement et des tumeurs cérébrales chez les enfants avant et après Tchernobyl, de 1981 à 1991.

L'incidence des cancers cérébraux des enfants a augmenté de 51,2% en Ukraine de 1986 à 1991.

L'assistance médicale pour causes d'anomalies de développement cérébral a augmenté de 63,7% pendant les 5 ans qui ont suivi Tchernobyl : on note une augmentation des cas de spina bifida. les cas d'hydrocéphalie ont doublé (augmentation de 110,4 %),

Nous présentons ici l'évolution du nombre de cas d'hydrocéphalie congénitale, 616 enfants atteints de 1985 à 1991 et 1296 de 1987 à 1991.

figure disponible seulement en version paier...

V - Altération du génome des animaux et des hommes : mise en évidence de l'augmentation du taux de mutations héréditaires dans les zones contaminées.

"L'accident nucléaire de Tchernobyl a pour conséquence l'augmentation du taux de mutations héréditaires chez les mammifères (incluant les humains) vivant dans la région. Mais les causes et les effets à long terme sur la santé demeurent incertains".

Tel est le chapeau du commentaire « Vie dans la zone "chaude" autour de Tchernobyl » de D. M. Hillis (Département de zoologie, Université du Texas, Austin) qui accompagne deux articles publiés dans Nature (25 april 1996, vol. 380) consacrés aux mutations héréditaires consécutives à l'accident de Tchernobyl.

L'un concerne « Le taux de mutations minisatellites chez les êtres humains après l'accident de Tchernobyl » (Y. E. Dubrova et al, p. 683-686) observé en Belarus sur des habitants de communes rurales de la région administrative de Moghilev à 250 km de Tchernobyl, l'autre les « Niveaux élevés de changements génétiques observés sur des rongeurs de Tchernobyl » (Robert J. Baker et al, p. 707-708) dans la zone interdite qui entoure le réacteur.
 
 

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1 - Mise en évidence d'une augmentation des mutations héritées chez les habitants en Belarus liée au niveau de contamination du sol.

Cette étude de Dubrova et al est le fruit d'une collaboration de généticiens russes, anglais et biélorusses (Institut de génétique générale de Moscou, Département de génétique de l' université de Leicester, Institut de médecine des radiations de Moghilev).

Les analyses du sang montrent un nombre élevé d'aberrations chromosomiques chez les habitants des régions contaminées, signe d'un effet des rayonnements qui peut se traduire par des effets somatiques et génétiques. Conjointement nous avons vu que la fréquence des malformations congénitales a augmenté en Belarus. Cependant en ce qui concerne les effets génétiques on ne connaît pas précisément l' effet mutationnel d'une irradiation chronique sur les cellules germinales (cellules de reproduction) de ces habitants qui se transmettrait chez leurs descendants.

Le problème consiste donc à examiner s'il existe des mutations nouvelles apparues chez un enfant par rapport aux gènes de ses parents qui ont vécu dans des zones contaminées depuis la catastrophe de Tchernobyl, si oui, les dénombrer et comparer la fréquence de ces mutations à celle d'une population témoin et étudier sa variation en fonction du niveau de contamination du sol à défaut de connaître les doses engagées de chaque habitant.

Y. E. Dubrova et al utilisent des marqueurs particuliers du génome : les minisatellites. Ce sont des régions du génome caractérisées par la répétition en tandem d'une même séquence d'ADN. Les minisatellites permettent d'établir une véritable empreinte génétique individuelle où chaque individu apparaît comme la résultante d'un assortiment particulier de gènes (allèles) parentaux. C'est une méthode utilisée en médecine légale.

Certains minisatellites sont localisés (sur un seul locus) d'autres sont dispersés sur plusieurs chromosomes. Ces minisatellites disséminés ont été découverts en 1985 par A. J. Jeffreys (Université de Leicester, UK), un des auteurs de l'article. Ils peuvent être explorés simultanément avec une même sonde. Avec les sondes multi-locus de Jeffreys « l'image obtenue est pour chaque individu d'une extraordinaire spécificité » (Biologie moléculaire et médecine, J.C. Kaplan-M. Delpech, Éd. Médecine-Sciences, 1993).

Les minisatellites ont un taux élevé de mutations spontanées. Il y a mutation quand le locus minisatellite est un fragment d'ADN dans l'empreinte génétique de l'enfant qui ne peut être attribué ni au père ni à la mère. Dans cette bande mutante le nombre des répétitions du locus minisatellite est modifié et par conséquent sa longueur qui est mesurée à l'aide d'une sonde.

La méthode des minisatellites est très sensible et nécessite l'étude d'un nombre d'individus beaucoup moins important que dans les méthodes génétiques habituelles.

La fréquence des mutations nouvelles a augmenté d'une façon anormale depuis Tchernobyl

Dans une première approche Dubrova et al, mesurent par examen du sang la fréquence des mutations nouvelles apparues chez les enfants, nés entre février et septembre 1994, de 79 familles (père, mère, enfant) résidant dans trois districts ruraux de la région de Moghilev où la valeur médiane de la contamination du sol en Cs137 est de 6,8 Ci/km2. Ils la comparent à celle des enfants d'une population témoin. Comme tout le territoire biélorusse est contaminé (nous l'avons vu précédemment pour les malformations congénitales) ils prennent pour groupe de référence 105 familles du Royaume-Uni. L'étude préalable de variabilité génétique montre que ces familles peuvent servir de témoin.

La fréquence des mutations nouvelles chez les enfants des habitants exposés de Belarus est 2 fois plus élevée que chez les enfants des parents "témoins" du Royaume-Uni et c'est statistiquement significatif.

Ce résultat est obtenu sur plusieurs loci minisatellites ce qui indique que les différences des fréquences de mutations sont probablement causées par des facteurs environnementaux plutôt que par des facteurs génétiques intrinsèques.

suite:
La fréquence des mutations nouvelles est corrélée au niveau de contamination du sol.

Dans une deuxième approche Dubrova et al comparent la fréquence des mutations nouvelles apparues chez les enfants en fonction du niveau de contamination du sol du lieu de résidence des parents.

Les enfants dont les parents ont résidé dans des zones contaminées à plus de 6,8Ci/km2 ont une fréquence de mutations qui est 1,5 fois celle observée chez ceux dont les parents ont résidé dans des zones contaminées à moins de 6,8 Ci/km2 et la différence est significative.

Selon les auteurs :

« Nous pensons que cette étude fournit la première preuve expérimentale que la fréquence des mutations dans les cellules germinales des êtres humains peut être augmentée par les rayonnements ionisants ».

Le phénomène d'initiation de la mutation d'un minisatellite est apparemment plus complexe qu'une simple rupture de la double hélice d'ADN et les auteurs formulent quelques hypothèses à ce sujet. D'autre part cette fréquence accrue de mutations est apparue pour des doses de rayonnement beaucoup plus faibles que ce qui est admis généralement et dans la discussion de leurs résultats Dubrova et al indiquent :

« La relation dose-effet reliant les mutations minisatellites au rayonnement reste inconnue. L'estimation de la dose à la thyroïde due à l'iode 131 de la population rurale de ces districts de la région de Moghilev est de l'ordre de 0,185 gray par personne (18,5 rad). Par contre, il a été estimé que l'irradiation externe et interne (par exposition à la contamination chronique du Cs 137) est inférieure à 0,5 millisievert par an. Cette dose est très inférieure à la dose de doublement pour les humains [la dose de doublement pour une mutation donnée est la dose nécessaire pour porter le taux de mutation au double du taux de mutation spontanée, au cours d'une génération]. Elle est aussi inférieure aux valeurs attendues qu'on peut déduire des expériences sur les souris. Ainsi il semble que l'augmentation observée du taux de mutations minisatellites, si elle résulte de l'irradiation, ou bien a été causée par l'exposition initiale aiguë à l'iode 131 ou bien que les doses d'irradiation chronique par le Cs 137 ont été notablement sous-estimées. Une autre alternative, il est possible que des doses faibles d'irradiation chronique soient plus efficaces dans l'induction de mutations que des dose plus élevées d'irradiation aiguë. D'autres études de populations sont nécessaires pour tester si l'irradiation induit des mutations minisatellites et pour examiner l'impact relatif d'une exposition aiguë ou chronique sur l'instabilité des cellules germinales ».

Cette étude a été critiquée par P. Voisin, de l'IPSN (Nucleonics Week, May 2, 1996) parce que Dubrova et al n'ont pas pris une population témoin en Belarus et n'ont pas tenu compte explicitement de la possibilité de mutagènes autres que le rayonnement ionisant.

On remarquera que Dubrova et al envisagent cette possibilité de mutagènes autres que le rayonnement dans la première partie de leur travail lorsqu'ils comparent l'augmentation de la fréquence de mutations héritées en Belarus par rapport à celles observées au Royaume-Uni « Des mutagènes environnementaux pourraient inclure des polluants industriels ou agricoles aussi bien que la contamination radioactive post-Tchernobyl ». De toute façon cette ambiguïté est levée par l'étude interne en fonction du niveau de contamination du sol qui montre que l'effet mutationnel augmente avec la contamination (si des polluants autres que le rayonnement ont un effet mutationnel ces polluants doivent être corrélés à la contamination radioactive du sol).

D'autre part, avec une étude interne de tendance en fonction du niveau de contamination on n'a plus besoin de population témoin.

De telles études sont effectuées dans d'autres districts ruraux en Belarus (communication personnelle).

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2 - Niveaux élevés de changements génétiques chez les rongeurs de Tchernobyl

Il s'agit d'un travail dans la zone interdite résultant de la collaboration de deux équipes américaines et d'une équipe ukrainienne (Baker et al, Nature vol. 380, 25 april 1996, p.707-708 ; département des sciences biologiques de Texas university, du Laboratoire d'écologie de Savannah River et de l'Agence internationale pour la recherche et le développement de Kiev).

Baker et al comparent les changements génétiques intervenus depuis l'accident de Tchernobyl sur deux groupes de rongeurs. L'un comprend des spécimens très exposés vivant dans la zone très contaminée du site de Tchernobyl appelée la "forêt rousse" qui a particulièrement souffert de la contamination au point de changer de couleur, d'où son nom. Les rongeurs "exposés" vivent ainsi dans un environnement particulièrement radioactif, ont une nourriture extrêmement contaminée et sont eux-mêmes radioactifs.

L'autre groupe comporte des individus peu exposés gitant dans un endroit relativement peu contaminé à 32 km au sud-est du réacteur qui a explosé. Au départ il y a 9 rongeurs en tout de 2 espèces différentes (deux variétés de campagnols) pour le site de Tchernobyl, 10 rongeurs des deux mêmes espèces pour le site de contrôle et l'étude porte sur la progéniture.

Les auteurs étudient chez les descendants, les taux de substitution des paires de base affectant un gène particulier de mitochondrie (gène du cytochrome b de mitochondrie). Le taux de substitution affectant les séquences des "acides aminés du cytochrome b" des rongeurs irradiés de Tchernobyl est sans précédent dans les populations de mammifères étudiées jusqu'à présent alors que pour les rongeurs "contrôle" ce taux a un niveau de variation comparable à ce que l'on observe chez d'autres rongeurs.

Les taux de mutation/substitution sont 100 fois plus élevés que ce qui est trouvé généralement pour les mitochondries de vertébrés.

L'augmentation incroyablement élevée des taux de mutation/substitution observés dans la lignée ne peut pas être attribuée à une "immigration" de rongeurs venant de l'extérieur de la zone interdite.

Les auteurs soulignent combien les effets de la pollution résultant de Tchernobyl sont différents de ceux résultant des essais des armes nucléaires. Aux radiations se superposent les effets mutagènes des métaux lourds et des produits chimiques.

Ils concluent :

« Les conséquences biologiques de l'accident de Tchernobyl ne peuvent pas être prédites de façon adéquate à partir des résultats antérieurs des études de laboratoire ou des investigations poussées des effets de Hiroshima et Nagasaki ».

Le zoologiste D. Hillis dans son commentaire insiste sur l'effet sans précédent qui est rapporté. Chaque rongeur adulte de Tchernobyl qui est examiné présente une séquence différente d'acides aminés (du cytochrome b). Cela n'avait été vu jusqu'à présent que chez des virus à ARN. C'est un résultat important du point de vue de la théorie de l'évolution. En fait, écrit D. Hillis « des changements qui ont lieu sur des millénaires ont été comprimés sur quelques années ».

« Les deux études, [de Dubrova et Baker], donnent un premier aperçu des effets génétiques des accidents nucléaires graves ».

Ces études « vont stimuler une réévaluation des effets génétiques et autres effets d'une exposition à des déchets nucléaires (...). [Elles] « laissent peu de doute sur le fait que les conséquences génétiques de l'accident de Tchernobyl sont importantes et dureront longtemps même si les causes, les mécanismes, la distribution, l'étendue et les effets phénotypiques des mutations sont mal connus ».

Insistons sur le fait que si le rôle exact sur la santé de ces mutations nouvelles est inconnu par contre on ne peut pas affirmer qu'elles n'auront aucun effet négatif sur la santé tant sur les descendants de la première génération que sur les générations à l'équilibre. Elles contribueront à accroître le fardeau génétique.

suite:
VI - Leucémies en Grèce : augmentation de l'incidence de la leucémie chez des nourrissons irradiés in utero suite à Tchernobyl.

Les études consacrées aux conséquences sanitaires des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki ont montré une incidence anormale de leucémies dès la deuxième année après les bombardements. Les experts s'attendaient donc à une augmentation des leucémies chez les enfants (et pas du tout à une augmentation des cancers de la thyroïde).

Plusieurs études ont été publiées sur les leucémies des enfants après Tchernobyl en particulier en Finlande et en Suède, pays parmi les plus touchés par les retombées radioactives : aucune augmentation suite à Tchernobyl telle est la conclusion de ces études. Néanmoins une augmentation est observée dans les zones les plus contaminées mais elle n'est pas statistiquement significative (British Medical Journal, vol. 309, 16 July 1994, A. Auvinen et al, p. 151-154, U. Hjalmars et al, p. 154-157).

C'est une conclusion toute différente qui est publiée par la revue scientifique Nature. Un article sur la leucémie des jeunes enfants en Grèce remet en cause les estimations du risque de leucémie des nourrissons après irradiation in utero suite aux retombées de Tchernobyl.

Source : « Leucémie des nourrissons après irradiation in utero suite à Tchernobyl » (Infant Leukaemia after in utero exposure to radiation from Chernobyl, E. Petridou et al, Nature, vol. 382. 25 july 1996. p.352-353). L'article est précédé d'un commentaire de deux épidémiologistes britanniques réputées S. Darby et E. Roman, sous le titre « Links in Leukaemia » p.303-304 (« En relation avec la leucémie » ).

Résumé : (...) l'étude montre que l'incidence de la leucémie des nourrissons de moins d'1 an ayant été exposés in utero à l'irradiation due à Tchernobyl est 2,6 fois plus élevée que l'incidence de la leucémie des nourrissons non-exposés nés avant Tchernobyl ou après. De plus, les nourrissons exposés, nés de mères qui vivaient dans les zones les plus contaminées, ont une incidence de leucémie plus élevée que dans les zones moins contaminées (...).

En Grèce tous les cas de leucémie des enfants sont recensés depuis 1980 à l'aide d'un réseau national de registres de cancer et au moment de l'étude le recensement était complet jusqu'au 31 décembre 1994. [A noter qu'en France le plus ancien registre de cancer des enfants, celui de la région "Lorraine" date seulement de 1983].

Il est connu que l'incidence de la leucémie infantile en fonction de l'âge des enfants est maximum entre 2 et 4 ans et on suspecte une influence pendant la grossesse. Les auteurs analysent la totalité des leucémies diagnostiquées en Grèce avant que les enfants aient atteint l'âge de 4 ans chez tous les enfants nés entre le 1/1/1980 et le 31/12/ 1990,

D'autre part le rayonnement peut avoir un effet cancérigène plus ou moins grand concernant l'induction des différentes formes de leucémies. Or il semble prouvé que la leucémie des nourrissons de moins d'1 an est une maladie spécifique dans 2/3 des cas associée à une anomalie chromosomique (chromosome 11) et il est très probable que cette mutation a son origine dans la vie intra-utérine, période durant laquelle la susceptibilité aux effets du rayonnement est supposée être particulièrement élevée. Les auteurs vont donc se focaliser sur cette classe d'âge particulière des nourrissons de moins d'1 an.

La Grèce fait partie des pays ayant eu des régions très touchées par les retombées radioactives de Tchernobyl hors de l'ex-URSS. « L'exposition de la population grecque aux rayonnements de Tchernobyl a démarré peu de temps après l'accident et a été notable pendant environ 1 an ; la dose moyenne a été estimée à environ 2 mSv » écrivent les auteurs de l'article. L'étude va s'intéresser aux enfants nés de mères dont la grossesse s'est déroulée pendant la période post-accidentelle la plus pénalisante du point de vue de l'irradiation c'est à dire durant la première année ayant suivi l'explosion du réacteur, période au cours de laquelle embryons et foetus ont été le plus exposés ce qui n'avait jamais été fait auparavant.

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Résultats

Ces enfants qui ont été exposés in utero (enfants "exposés") sont comparés à ceux nés avant Tchernobyl et à ceux nés plus de 20 mois après (enfants "non-exposés").

Les trois cohortes de naissance comprennent :

"exposés" : 163 337 enfants nés entre le 1/7/ 1986 et le 31/12/ 1987

"non-exposés": 801 175 enfants nés entre le 1/1/1980 et le 31/12/1985 et 311 391 enfants nés entre le 1/1/1988 et le 31/12/1990.

1- Incidence de la leucémie en fonction de l'âge : les bébés de moins d'1 an exposés in utero ont plus de leucémies que ceux nés avant ou après Tchernobyl

-Les auteurs ne trouvent pas de différences significatives quel que soit l'âge entre les deux cohortes d' enfants considérés comme "non-exposés" c'est à dire ceux nés avant Tchernobyl et ceux nés plus de 20 mois après. Ils ne trouvent pas non plus de différence d'incidence de leucémie chez les enfants de 1 à 4 ans qu'ils soient "exposés" ou "non- exposés". Par contre la différence est notable pour les bébés de moins d'1 an :

Alors que les bébés de moins d'1 an "non-exposés" ont une incidence de leucémie de 27,9/106/an (soit 27,9 cas pour 106personnes-années : sur un million d'enfants de moins d'1 an on recense en moyenne 27,9 cas, IC intervalle de confiance à 95% : 18,9 à 39,5), les auteurs trouvent que :

les bébés de moins d'1 an qui ont été exposés in utero ont une fréquence de leucémie 2,6 fois plus élevée que les "non-exposés" nés avant Tchernobyl ou plus de 20 mois après et c'est statistiquement significatif. (Intervalle de confiance IC à 95% : 1,4 à 5,1 ; p»  0,003), (12 cas diagnostiqués chez 163 337 enfants).

Les auteurs analysent ensuite l'incidence de leucémie chez ces nourrissons "exposés" en fonction du niveau de contamination du lieu de résidence des mères pendant la grossesse. Trois niveaux de contamination sont considérés, faible, moyen élevé.

2 - L'incidence de la leucémie des bébés de moins d'1 an ayant été exposés in utero augmente avec la contamination radioactive du sol.

Pour 1 million de personnes-années elle est de :

-32,2 dans les districts à faible contamination (IC 1,6 à 159,8), 1cas observé.

-71,4 dans les districts à contamination moyenne (IC 31,2 à 141,3), 7 cas observés.

-141,3 dans les districts les plus contaminés (IC 37 à 281,3 ) 4 cas observés.

Ces deux dernières valeurs sont nettement supérieures à 27,9, incidence pour les enfants "non-exposés" et c'est statistiquement significatif, avec p respectivement égal à 0,02 et 0,004.

L'effet semble donc bien être corrélé au niveau de rayonnement.

Les auteurs soulignent que le rayonnement ionisant est une cause bien établie de leucémie lymphoblastique aiguë et que la vie intra-utérine est une période de grande sensibilité. Comme la leucémie des nourrissons a vraisemblablement une origine prénatale dont la nature n'est pas inhérente à la constitution du foetus, l'action des rayonnements ionisants in utero devient une cause très plausible de cette maladie.

Ils ajoutent que les études antérieures n'ont pas examiné spécifiquement les leucémies des enfants de moins d'un an mais qu'une récente étude suédoise signale 3 cas de leucémie chez des bébés de moins d'un an qui étaient in utero au moment de Tchernobyl.

« Les études consacrées à l'évaluation de l'effet des expositions prénatales lors des examens par rayons X sur les cancers des enfants n'ont pas indiqué de susceptibilité particulière [dans l'induction] des leucémies des nourrissons [de moins d'1 an]vis-à-vis de l'action cancérigène du rayonnement. Cependant ces examens diagnostics par rayons X sont la plupart du temps effectués en fin de grossesse et par sessions discrètes. 

suite:
Il est possible que la période en début de la grossesse, qui correspond à la période d'exposition dans notre étude, représente une phase à haut risque ou contient un créneau de grande susceptibilité. Les données obtenues à partir des examens par rayons X au cours de la grossesse et effectués à différentes étapes du développement intra-utérin sont remarquablement en accord avec ce point de vue [bien qu'elle ne soit pas citée cette conception a toujours été défendue par l'épidémiologiste A. Stewart qui a été la première à mettre en évidence en 1956 un excès de cancers et de leucémies chez les enfants dont les mères ont subi des radiodiagnostics obstétricaux durant la grossesse] cependant il n'est pas indiqué que la leucémie des nourrissons se distingue par une sensibilité accrue à une irradiation fétale précoce ».

En conclusion, « nous apportons des arguments probants indiquant que la leucémie des bébés de moins d'1 an peut être causée par l'irradiation in utero à de faibles niveaux de rayonnement ; d'autre part les retombées radioactives dues à l'explosion de Tchernobyl peuvent avoir multiplié par un facteur 2 à 3 l'incidence des leucémies de ces bébés parmi les enfants grecs qui ont été exposés in utero ».

Les auteurs ajoutent que l'irradiation à de faibles niveaux avant la conception n'a pas montré d'effet sur le risque de leucémie (contrairement à l'hypothèse de Gardner).

Remarques

Cette étude a des implications très importantes allant bien au-delà de la mise en évidence bien documentée d'un lien entre leucémie des enfants et irradiation.

En effet les estimations officielles des doses de rayonnement qui auraient été reçues par les habitants en Grèce au cours de la première année après Tchernobyl seraient environ d' 1 à 2 millisievert c'est à dire du même ordre que le rayonnement naturel.

Cette étude, par voie de conséquence, remet donc en cause les estimations du risque cancérigène par l'irradiation in utero du rayonnement naturel. Les effets cancérigènes tant de l'exposition pendant la grossesse que du rayonnement naturel étant quasiment niés par les sommités médicales en France il nous a paru intéressant de faire, en annexe, l'analyse un peu détaillée de l'article critique d'accompagnement qui lui est consacré dans Nature car certaines évidences outre-Manche sont loin d'être évidentes chez nous.

Tchernobyl en France

I - A propos des médias

Les médias ont l'air de découvrir subitement l'existence de trois taches de contamination en France suite à Tchernobyl, dans l'est, le sud-est et la Corse. Haro sur le Professeur Pellerin, directeur de feu le Service de Protection contre les Rayonnements ionisants. C'est bien : mieux vaut tard que jamais. Cependant il faut bien constater qu'après 1986 M. Pierre Pellerin a continué à sévir sans problème jusqu'à son départ en retraite et que, retraité, il a continué à sévir et à "servir" les intérêts du nucléaire dans les différents comités et commissions européennes et internationales sans qu'il y ait de remous malgré les tentatives faites à plusieurs reprises par différentes associations indépendantes pour essayer de le détrôner. On peut légitimement se demander si vraiment tout a été fait en 1986 et les années qui ont suivi pour se défaire d'un tel personnage, "électron libre" (selon l'expression du député M. Claude Birraux) et quelles sont les responsabilités de ceux qui l'ont maintenu à son poste. On aurait aimé avoir une grande presse un peu plus "pugnace" parce que les informations concernant le "travail" du SCPRI de M. Pellerin n'ont pas manqué et que bon nombre de journalistes étaient au courant.

Bien sûr lors de la date anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl les journaux sont plus diserts pendant quelques jours avec de préférence des informations de type spectaculaire. Le problème essentiel concernant les médias français et le nucléaire c'est qu'il n'y a que très rarement de suivi réel, de véritable enquête journalistique. Peu de tentatives d'examen critique des informations officielles.

Il faut croire que les quelques journalistes qui s'essaient à cet exercice voient rapidement les limites imposées par le verrouillage de leur rédaction et alors l’autocensure joue à fond ; ou bien "on" les renvoie à des rubriques loin du nucléaire, ou bien ils sont "promus" et ne s'occupent plus de nucléaire, c'est selon. En ce moment on croit sentir un "frémissement" de liberté. Espérons !

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Il nous paraît nécessaire de donner quelques exemples précis parmi tant d'autres expérimentés par chacun d'entre nous, où une "reprise" par les médias des informations fournies par les quelques associations indépendantes qui se battent en France pour une information sur le nucléaire aurait peut-être aidé à amorcer un changement dans la politique nucléaire française.

1 - A propos de la "gestion" de la crise post-Tchernobyl en France

La démission de M. Pellerin a été demandée publiquement au nom du GSIEN devant une salle comble le 15 mai 1987 à Créteil lors de la réunion annuelle de la Société française de radioprotection et la Société française de biophysique. Des journalistes étaient présents. Il a été demandé au nom du GSIEN qu'une commission d'enquête établisse les responsabilités des organismes sanitaires et administratifs, depuis le ministre de la santé jusqu'aux autorités sanitaires et préfectorales locales. Cela a été rapporté à l'époque par D. Leglu dans Libération. Puis, plus rien.

Nous avons publié dans la Gazette nucléaire n°78/79 en juin 1987 un dossier Tchernobyl consacré à la "gestion" de la crise avec une analyse des relevés du SCPRI, les informations mensongères émanant des diverses instances officielles françaises concernant la contamination du lait en France (et notamment en Corse avec la lettre du Dr Denis Fauconnier adressée au Pr Cogné de l'IPSN), des relevés de la CRII-Rad etc.

Nous disions : un haut degré de protection en ce qui concerne le nucléaire est incompatible avec une indifférence de la population et des médias vis-à-vis des problèmes de santé.

Aucun écho...

2 - A propos de la contamination qui défraie la chronique actuellement, des trois bassins versants français du Var, de la Moselle, de la vallée du Tavignano en Corse.

Fin 1987 nous avons eu connaissance d'un rapport de M. H. Maubert émanant du Centre d'études nucléaires de Cadarache intitulé « Premiers résultats des observations consécutives aux dépôts radioactifs de mai 1986 dans le bassin du Var ». Cette étude très détaillée indiquait une forte contamination radioactive en certains endroits du bassin versant du Var. Le rapport indiquait aussi que deux autres études avaient été effectuées dans la vallée de la Moselle et le bassin versant du Tavignano.

Lors du colloque public "Nucléaire-santé-sécurité" organisé les 21-22-23 janvier 1988 par le Conseil général de Tarn-et-Garonne, M. A. Grauby, chef du Département d'études et de recherches en sécurité et responsable hiérarchique des trois études effectuées tant dans l'est que dans le sud-est et en Corse était interpellé publiquement. La demande a été formulée d'une façon précise : les rapports analogues à celui du Var, à savoir ceux de la Moselle et du Tavignano, seraient-ils rendus publics ? la réponse a été nette et précise : non. Seuls des rapports de synthèse seraient fournis.

Ce colloque, où pourtant intervenaient des acteurs importants du nucléaire, à savoir M. P. Tanguy, inspecteur général pour la sûreté et la sécurité à EDF, le Dr Lafuma du CEA, le Dr Bertin d'EDF, et où pour une fois des "opposants" ou à tout le moins des scientifiques "critiques" étaient admis à donner leur avis, n'a eu aucun écho dans les médias.

Le bassin versant du Var

En juin 1988 la Gazette publie de larges extraits du rapport Maubert (GN 88/89). On y indique que dès la fin du mois de mai 1986 l'IPSN du Centre d'études nucléaires de Cadarache (qui dépend du CEA) a fait des analyses dans trois bassins versants français.

En ce qui concerne le bassin versant du Var le rapport Maubert indique les différents lieux de prélèvement effectués (plaine, montagne etc.).

Dans le chapître consacré aux végétaux cultivés comestibles H. Maubert indiquait :

suite:
« Si les normes européennes avaient été en vigueur dès le début du mois de mai, de nombreuses récoltes auraient dû être détruites».

Le Boréon, dans la vallée de la Vésubie, situé à une quinzaine de kilomètres à vol d'oiseau d'Isola 2000 est une tache très contaminée :

« le sol forestier du Boréon représente le maximum des activités trouvées dans la région et probablement en France » à savoir :

28 460 Bq/m2 pour Cs 134

63 175 Bq/m2 pour Cs 137 [1,7 Ci/km2]

160 218 Bq/m2 pour Ru 103

65 210 Bq/m2 pour Ru+Rh 106. On note en plus la présence notable d'Argent 110m, d'Antimoine 125 et du couple Cérium+Praséodyme 144.

« Si on fait la somme des radioactivités gamma d'origine artificielle on trouve 322 000 Bq/m2 [8,7 Ci/km2]. On multiplie encore ces valeurs si on ajoute à cela les radionucléides à vie courte qui avaient disparu au moment des prélèvements. En particulier pour le seul iode 131 à peu près 12 fois plus abondant que le césium 134, on trouve un dépôt estimé à 340 kBq/m2 [340 000 Bq/m2] ».

H. Maubert précisait pour la forêt du Boréon « C'est un haut-lieu touristique niçois où l'on cueille en saison myrtilles et champignons ».

Ainsi on peut légitimement se poser des questions concernant les problèmes thyroïdiens dans cette région.

Il n'y a eu aucune mise en garde de la population et aucun écho dans la presse.

Le bassin versant de la Moselle

Le 19 avril 1988 à l'initiative de l'Observatoire régional de la santé et des affaires sociales, se tenait à Pont-à-Mousson, en région Lorraine, une séance de travail le matin, sur la contamination radioactive en Lorraine suite à Tchernobyl. Le rapport très documenté du Dr Dominique Briançon-Chouanière sur « Les sources d'information du dosage de la radioactivité en Lorraine » servit de base à la discussion et montrait bien les lacunes de la "gestion" de la crise en Lorraine. Nulle mention du rapport de l'IPSN de Cadarache sur la Lorraine puisque ce rapport n'est pas diffusé.

L'après-midi un grand show avec M. Dousset (conseiller du Pr Pellerin) sur les faibles doses de radioactivité et la santé, en présence de M. Jean-Marie Rausch, sénateur et président de la région Lorraine, et de nombreux journalistes. L'occasion était belle et je ne l'ai pas manquée. Nul n'ignorait en fin de séance que le bassin versant de la Moselle et donc la région Lorraine (qui comprend le département des Vosges dont il est tant question aujourd'hui à cause des sangliers radioactifs et autres) avait été une des régions les plus contaminées en France suite à Tchernobyl et qu'un rapport du CEA, en l'occurrence l'IPSN de Cadarache, contenait des renseignements sur la question.

Nul n'ignorait, de plus, les derniers résultats du suivi des survivants d'Hiroshima et Nagasaki qui remettait complètement en cause l'exposé de M. Dousset sur l'effet cancérigène des faibles doses de rayonnement. M. Rausch ne s'est pas montré très coopératif, c'est le moins qu'on puisse dire. Quelques journalistes ont paru très intéressés. Par la suite, plus de nouvelles. Aucun suivi. Mais les journalistes ne peuvent pas dire qu'ils n'étaient pas au courant et M. Rausch non plus.

3 - Pellerin toujours. Lettre ouverte au Ministre de la santé Claude Evin (mars 1990)

Beaucoup de journalistes à la conférence de presse du 9 avril 1990 de 5 associations (GSIEN, CRII-Rad, Ecoropa, Bulle Bleue, Savoir) demandant des précisions à M. Claude Evin, ministre de la santé, au sujet des déclarations de M. P. Pellerin en Biélorussie et en Ukraine courant juin-juillet 1989. 

p.28

Ces déclarations faites en tant que représentant de l'OMS conduisaient à diminuer le nombre d'habitants à évacuer des zones contaminées alors que les dirigeants ukrainiens et biélorusses étaient en train de peaufiner à la baisse leurs programmes d'évacuation 1989-1995 concernant des centaines de milliers de personnes. Ces déclarations qui avaient pour but de contrer les scientifiques tant d'Ukraine que de Biélorussie ont été évidemment très bien accueillies par les autorités soviétiques c'est pour cette raison qu'"on" l'avait fait venir M. le Professeur Pellerin. Il a préconisé des doses-vie 2 à 3 fois supérieures aux limites légales en France et nous voulions savoir si c'était sur ordre du ministre de la santé que Pellerin prônait de telles limites contraires à notre législation, et si c'était celles qui seraient appliquées en France en cas d'accident.

Pas de suivi dans la presse. Une délégation se rend au ministère de la santé en juin pour une audience avec le ministre. Nous y serons reçus par l'irremplaçable Dr Girard avec une promesse de réponse du ministre en septembre qui bien sûr ne sera pas tenue.

Si quelques articles paraissent dans la presse, le rôle spécifique de Pellerin y est rarement critiqué car « il ne faut pas personnaliser » selon la formule d'une journaliste...

II - Les cancers de la thyroïde en France

Citons tout d'abord un passage du texte présenté à Vienne (avril 1996) à la conférence de l'AIEA par E. D. Williams, (Royaume-Uni), un des médecins qui a aidé à la reconnaissance de l'augmentation des cancers de la thyroïde chez les enfants biélorusses.

« L'augmentation de la susceptibilité des très jeunes enfants à développer des cancers de la thyroïde nécessite encore des études (...) Une évaluation plus précise est nécessaire ; car c'est important pour s'assurer que l'on donne aux nourrissons et aux jeunes enfants la priorité la plus grande de protection dans l'éventualité d'un quelconque accident futur. Des études sur une possible augmentation des cancers de la thyroïde chez les enfants dans les pays où les niveaux de contamination dus à Tchernobyl ont été plus faibles devraient aussi se focaliser sur l'incidence parmi les enfants qui étaient des nourrissons, ou très jeunes au moment de l'accident ».

Comment peut-on appliquer ces recommandations en France ?

Le plus vieux registre de cancers des enfants est celui de Lorraine et il date de 1983. Celui de la région PACA-Corse date de 1984. Rhône-Alpes 1987, Bretagne 1991, Auvergne-Limousin 1991 !

Comment dans ces conditions voir si Tchernobyl a eu un impact en France alors qu'on dispose, au mieux, de 4 ans de recul avant Tchernobyl pour la région Lorraine, 3 pour la région PACA-Corse et aucune donnée pour les autres régions et que, de plus et fort heureusement, le cancer de la thyroïde chez les enfants est un cancer très rare. Aucun "point zéro" véritable en France (et c'est toujours le cas : pas de registre en Poitou-Charente avant le démarrage de Civaux et bien évidemment pas de données sur le poids des bébés à la naissance etc.).

C'est un véritable scandale. Les autorités sanitaires françaises, alors que la France est le pays le plus nucléarisé au monde par habitant, se sont bien gardées de mettre en place tout système qui permettrait de voir si nos installations nucléaires ont un quelconque impact sur la santé.

D'après le Dr Williams l'incidence annuelle des cancers de la thyroïde est d'environ 0,5 cas par million d'enfants (0,5/106/an) en Angleterre et au Pays de Galles, analogue à ce qui était enregistré en Belarus avant Tchernobyl. (Les données qui nous ont été communiquées par le Dr Marie-Hélène Montaigne de l'association Avicenne à Ronchain, indiquent 7 cas opérés à Minsk par le Pr Demidchik dans les 10 ans qui ont précédé Tchernobyl, soit une incidence de 0,3/106/an pour tout le Belarus). [Depuis Tchernobyl cette incidence a terriblement augmenté : entre 1990 et 1995 plus de 400 cancers de la thyroïde en Belarus et l'incidence a été multipliée par 180 dans la région de Gomel].

Qu'en est-il en France où une certaine cacophonie a résulté de la publication dans la presse d'informations officielles annonçant une augmentation de cancers de la thyroïde dans la région PACA-Corse suivies d'un démenti tout aussi officiel. Le Pr Schlumberger, quant à lui, parlait à France-Inter d'une éventuelle augmentation dans l’est.

D'après le ministère du travail et des affaires sociales les données sont les suivantes

suite:
En Lorraine : 7 cas ont été enregistrés entre 1983 et 1994 (1 seul cas entre 1983 et 1986) pour une population couverte de 500 000 enfants de moins de 15 ans ce qui représente une incidence brute de 1,17/106/an.

3 cas sont de type médullaire, 4 de type papillaire dont 3 survenus après Tchernobyl.

En tenant compte des deux types de cancers l'incidence est plus élevée qu'en Angleterre et au Pays de Galles ainsi qu'en Belarus avant Tchernobyl.

Région PACA-Corse : 18 cas ont été enregistré entre 1984 et 1994 sur une population de 834 000 enfants de moins de 15 ans dont 16 sont de type papillaire (2 cas enregistrés en 1985 et 1 en 1986).

Sur la période 1984-1994 cela représente une incidence brute de 1,96/106/an et elle monte à 2,25/106/an sur les 8 années 1987-1994 avec 15 cas enregistrés.

Il parait difficile d'ignorer un tel résultat d'une incidence 4 fois plus élevée qu'en Angleterre ! On ne peut certainement pas en conclure que ce n'est pas dû à Tchernobyl. A tout le moins cela nécessite une enquête approfondie sachant que le sud-est de la France et la Corse ont été bel et bien contaminés et que des niveaux comme ceux de la forêt du Boréon ont pu se retrouver ailleurs comme en témoignent les analyses effectuées par la CRII-Rad.

La présomption est donc très forte pour incriminer Tchernobyl et le laxisme des autorités sanitaires françaises, leur non-mise en garde de la population tant en Corse que dans le sud-est de ne pas consommer le lait puis les baies des forêts et les champignons, tout cela est très grave.

Les comprimés d'iode stable

Il a été décidé de distribuer des comprimés d'iode stable autour des centres nucléaires français.

Rappelons la conclusion d'un article du Pr Schlumberger consacré aux cancers de la thyroïde après Tchernobyl et à l'importance de la prophylaxie par l'iodure de potassium (Radioprotection, 1994, vol. 29, n°3,, 397-404).

« L'accident de Tchernobyl, a montré que les populations vivant à plusieurs centaines de kilomètres de la centrale (région de Brest notamment) [il s'agit de la région-frontière entre le Belarus et la Pologne] peuvent être fortement contaminées et développer dans les années qui suivent un cancer de la thyroïde. Ceci montre que les plans d'intervention doivent être établis au niveau d'un pays, voire d'un continent » [souligné par moi].

N'est-il pas dès lors dérisoire de ne distribuer des comprimés d'iode stable qu'autour des réacteurs ?

Un autre point qui se discute, tous les officiels se basent sur la distribution d'iode effectuée en Pologne pour en tirer deux conclusions : d'une part que l'iode stable s'est avéré efficace pour prévenir les problèmes thyroïdiens chez les enfants polonais, d'autre part qu'il n'y a eu que très peu d'effets secondaires.

N'y a-t-il pas quelque chose de biaisé dans l'affaire ?

Au mois de juin 1986 il y a eu au centre d'études nucléaires de Saclay une grande réunion d'information sur Tchernobyl organisée par l'administration pour tout le personnel. La CFDT a distribué une plaquette très percutante (Gazette Nucléaire n°71/72, août/septembre 1986).

Au cours de cette réunion le Dr Lafuma a affirmé que, à part les 31 morts parmi les intervenants juste après l'accident, les seuls morts qui seraient dus à Tchernobyl consisteraient dans les nombreux avortements qui avaient été pratiqués en série sur des mères affolées en Pologne.

Quel a été le nombre d'avortements effectués en Pologne ? Étaient-ils uniformément répartis sur tout le territoire ? ou bien s'agissait-il de mères affolées parce que le niveau de contamination était particulièrement élevé dans leur coin ? Si tel a été le cas toute affirmation d'une efficacité parfaite devient sujette à caution par déficit de nourrissons qui auraient pu être affectés en tant que foetus par l'iode radioactif et incomplètement couverts par l'iode stable. A moins que le Dr Lafuma ait affabulé en exagérant le nombre des avortements en Pologne ?

p.29

De toute façon insistons sur le fait que les comprimés d'iode stable doivent être pris avant le rejet des iodes radioactifs pour avoir le maximum d'efficacité. Il faut donc avoir des chefs de centrale compétents et soucieux de la santé publique...

D'autre part soulignons que l'iode stable ne protège que des iodes radioactifs et pas des autres radionucléides pour lesquels il n'y a pas de recette miracle.

III - Des malformations congénitales ?

A propos des Vosges où une tache de contamination a été trouvée récemment et où les sangliers radioactifs ont fait grand bruit il n'est pas inutile de rappeler un article publié dans Le Monde du 17 avril 1993 dans la rubrique Quelle histoire ! de Claude Sarraute. La journaliste rapportait deux cas de malformations à la naissance non décelées par échographie chez des habitants d'un petit village de Lorraine, dans les Vosges. Il s'agit de deux cas d'atrophie des membres.

Claude Sarraute écrivait « Je les ai vus, les Cassone, des gens simples, qui en arrivent à se demander, dans le coin tout le monde se pose la question, si ce ne serait pas l'effet du petit nuage en provenance de Tchernobyl, ces malformations devenues si rares.

- On se moquait des Allemands avec leur phobie de pollution. Les fruits, les légumes, l'eau du robinet, ils ne touchaient plus à rien. On aurait peut-être dû en faire autant. (...) ».

Comme ce type de malformation est considéré comme dû à une mutation dominante nouvelle on peut légitimement se poser la question d'un effet du rayonnement.

Nous avons écrit à Claude Sarraute pour lui signaler l'existence des rapports que le CEA refusait de rendre publics. Nous n'avons pas obtenu de réponse.

Qu'en a-t-il été dans la région Lorraine des avortements thérapeutiques effectués après Tchernobyl ? Quel est leur nombre par rapport à avant Tchernobyl et quels motifs médicaux, quels types de malformations ont été invoqués pour les pratiquer ? Y a-il, comme en Belarus, un examen systématique des foetus résultant de l'avortement ?

Il y a un registre des malformations congénitales dans le Bas-Rhin. Y en a-t-il un pour la région Lorraine ? Un tel registre existe à Marseille pour les Bouches-du-Rhône. Y en a-t-il un pour la région PACA-Corse ? Peut-on les comparer ?

La Sécurité Sociale a sûrement dans ses dossiers le relevé complet des avortements thérapeutiques pratiqués en France. Il serait important de comparer l'incidence de ces actes médicaux avant et après Tchernobyl ainsi que le type de malformations enregistrées.


Annexe :

A propos de l'augmentation de leucémie chez les nourrissons de moins d'1 an en Grèce après Tchernobyl.

Rappelons tout d'abord que la leucémie est une maladie peu fréquente chez les enfants représentant environ le 1/3 des cancers de l'enfant. C'est pourquoi tout "ilôt" de leucémies dans une région doit être analysé avec soin.

En prenant pour exemple la région Lorraine on voit dans le registre « Les cancers de l'enfant en Lorraine » (B. Lacour, D. Sommelet, sept. 1995) que l'incidence des leucémies est de 41,8/106/an, (le cancer de la thyroïde est au moins 40 fois plus rare)].

Analyse de l'article de S. Darby et E. Roman (« Links in Childhood leukaemia », ["En relation avec la leucémie"], Nature, 25 July 1996, vol. 382, p. 352-353).

Ces auteurs admettent, comme Petridou, que l'incidence de la leucémie chez les enfants présentant en fonction de l'âge un profil particulier avec un pic entre 2 et 4 ans il est logique de supposer que des expositions [à des agents particuliers] avant la naissance ou peu de temps après la naissance peuvent être déterminantes pour la maladie. Dans la plupart des cas la cause de la maladie est incertaine.

Parmi les causes bien établies S. Darby cite les anomalies génétiques comme le syndrome de Down (trisomie 21), la chimiothérapie et la radiothérapie mais indique que cela ne représente que 5% des cas. 

suite:
« En outre il y a des preuves en grand nombre à partir d'études cas-témoins où l'exposition des personnes présentant la maladie [les "cas"] est comparée à celle des personnes saines [les "témoins"], que les examens par rayons X de l'abdomen des femmes enceintes peut causer la leucémie des enfants » [c'est moi qui souligne]. La première publication d'Alice Stewart et al en 1956 montrait que les enfants atteints de leucémie (les "cas") appariés à des enfants sains (les "témoins") avaient été plus exposés in utero par les examens radiographiques obstétricaux de leur mère que les enfants sains. Bien sûr A. Stewart n'est pas citée dans les références]. « Par contre les études de cohortes où l'on compare l'incidence de la maladie chez les personnes exposées et non exposées n'ont pas confirmé cette association [entre leucémie et exposition au rayonnement] peut-être à cause de leur faible puissance statistique ». S. Darby note qu'aujourd'hui, parce que les doses délivrées au cours des examens par rayons X ont diminué et aussi parce qu'on radiographie beaucoup moins les femmes enceintes, la proportion de leucémies radioinduites in utero par les radiodiagnostics ne dépasse pas 1%.

Selon S. Darby d'autres agents, biologiques, physiques et chimiques sont suggérés comme pouvant présenter des risques potentiels d'exposition in utero et post-natale : rayonnement électromagnétique, hydrocarbures, pesticides, vitamine K ; les études épidémiologiques donnent des arguments en faveur du rôle joué par des agents infectieux (mais on n'en a pas identifié un seul).

« Il semble raisonnable d'admettre aussi que le rayonnement naturel peut causer une fraction des leucémies des enfants [souligné par moi]. La proportion qui peut être attribuée au rayonnement naturel ne peut pas, cependant, être estimée directement car la plupart des enfants sont exposés à des débits de dose similaires. Des estimations indirectes basées sur l'extrapolation des données obtenues à partir des survivants des bombardements au Japon exposés à de plus fortes doses et à des débits de dose élevés indiquent qu'environ 7% des leucémies infantiles pourraient être dus à l'exposition postnatale au rayonnement naturel. Les estimations du risque à partir des effets des rayons X pendant la grossesse indiquent que peut-être 7% pourraient être aussi dus à l'irradiation in utero. ».

S. Darby indique que jusqu'à présent les études effectuées sur des populations ayant été affectées par les retombées des essais nucléaires des années 60 ou bien affectées par Tchernobyl n'ont pas fourni d'arguments qui remettent en cause les estimations du risque du rayonnement obtenues à partir des extrapolations des expositions au rayonnement tant médicales que des tests de bombes. « Mais aucune de ces études n'avait spécifiquement étudié la leucémie des enfants en bas âge ayant été irradiés in utero. C'est ce que Petridou et al ont fait en se focalisant sur l'incidence de la leucémie chez les bébés grecs après Tchernobyl ».

Le point important souligné par S. Darby est que la dose engagée "officielle" est de 1 mSv pour la première année qui a suivi Tchernobyl (d'après le rapport de 1988 de l'UNSCEAR) c'est à dire du même ordre de grandeur que la dose annuelle provenant du rayonnement naturel. « Si les estimations faites à partir des extrapolations sont fausses et qu'une proportion importante des leucémies des enfants en bas âge est causée par le rayonnement naturel alors on doit s'attendre à ce que l'exposition due à Tchernobyl entraîne approximativement un doublement du risque en Grèce ». Or c'est effectivement ce qui a été observé par Petridou et al - risque de leucémie multiplié par 2,6 pour les enfants de moins d'1 an ayant été exposés in utero aux radiations de Tchernobyl, lorsqu'ils sont comparés à ceux nés avant Tchernobyl ou plus tard. De plus parmi les enfants grecs exposés in utero aux radiations de Tchernobyl, ceux nés de mères vivant dans des zones à forte radioactivité ont eu des taux d'incidence plus élevés que ceux nés de mères vivant dans des zones à faible radioactivité ».

Ainsi S. Darby souligne que l'action cancérigène du rayonnement naturel pourrait être beaucoup plus élevée que ce qui est admis jusqu'à maintenant. Remarquons que S. Darby ne remet pas en cause l'estimation officielle de la dose engagée en Grèce de 1 mSv la première année après Tchernobyl.

p.30

Les critiques et recommandations sont alors énoncées :

« Il est important de ne pas faire l'hypothèse que l'association trouvée est causale ».

1- « parce qu'il n'y a pas de raison a priori de supposer que la leucémie des enfants de moins d'1 an est plus facilement induite par une exposition aux rayonnements in utero que ne le seraient les leucémies d'enfants plus âgés ayant été irradiés in utero, or pour eux il n' a pas été observé d'augmentation de leucémie ».

En fait, les données de Petridou et al pour les leucémies diagnostiquées chez les enfants de 1 à 4 ans indiquent pour ceux "exposés" in utero une légère augmentation de 10% par rapport à l'incidence des "non-exposés" mais elle n'est pas significative.

Question naïve de ma part : ne peut-on pas penser que s'il existe réellement une "fenêtre" de sensibilité accrue en début de grossesse, le temps de latence pourrait être raccourci et affecter ainsi davantage l'incidence des enfants les plus jeunes ?

Alice Stewart émet depuis longtemps l'hypothèse de l'existence d'une période, en début de grossesse, plus susceptible au rayonnement que le dernier trimestre ; c'est la raison pour laquelle elle pense qu'à dose de rayonnement reçue équivalente, le rayonnement naturel est plus "efficace" du point de vue de son action cancérigène que les examens par rayons X au cours de la grossesse. Ceux-ci sont en effet effectués presque toujours juste avant l'accouchement alors que le rayonnement naturel intègre obligatoirement la période sensible, selon elle, du début de grossesse (voir par exemple dans Radiation and Health : the Biological Effects of Low-level Exposure to Ionizing Radiation, Ed. R.R. Jones et R. Southwood, publié par John Wiley, 1987).

2 - « Bien qu' on observe un gradient dans l'incidence de leucémie des enfants en fonction du niveau de contamination des différentes zones, depuis les faibles niveaux jusqu'aux niveaux élevés en passant par des zones de contamination moyenne, la question se pose de savoir si ceux vivant dans les zones les plus contaminées ont reçu les doses les plus élevées puisque la majorité de l'exposition de Tchernobyl vient de l'ingestion d'aliments contaminés ; de plus il n'est pas tenu compte du fait que les expositions dues à Tchernobyl ont duré plusieurs années , de sorte que les enfants nés après la période définie comme étant celle des enfants "exposés" auront eux aussi reçu quelque exposition de Tchernobyl ».

Commençons par la fin : il est évident que la contamination n'a pas disparu au bout d'1 an. Elle dépend de la façon dont le césium 137, le radioélément le plus abondant, migre dans le sol, de la façon dont le strontium 90 sera "mobilisé" dans les végétaux etc. Mais il est certain aussi que les habitants des zones les plus contaminées ont reçu les premiers mois une dose externe par le panache et les dépôts au sol beaucoup plus importante que le reste du pays. Le rapport de l'UNSCEAR de 1988 estime que la dose externe reçue au cours du 1er mois équivaut à celle des 11 mois suivants. Le cocktail de radioéléments à vie courte que sont, outre les iodes, les zirconium 95 (période 1,4 h), tellure 132 (78h), baryum 140 (12,8 jours), cérium 141 (33 jours), ruthénium 103 (39,6 jours) strontium 89 (52 jours) contribuent à la dose externe des premiers mois. (Ils contribuent aussi à la dose interne par inhalation et par contamination des végétaux). Dans le maquis d'informations du rapport UNSCEAR de 1988 consacré à Tchernobyl on trouve, comme l'indique S. Darby, que pour les pays méridionaux, dont la Grèce fait partie, l'essentiel de la dose efficace de la 1ère année serait dû à la contamination interne. A partir du moment où l'on estime, ce qui est fait dans le rapport UNSCEAR, que la première année d'exposition après Tchernobyl est la plus "irradiante", la plus pénalisante en ce qui concerne la dose efficace, il est légitime de considérer comme "exposés" ceux des enfants pour lesquels la grossesse couvre la période la plus "irradiante" c'est à dire sensiblement une année après Tchernobyl 

suite:
Or la période de grossesse considérée comme donnant naissance à des enfants "exposés" va du 1er octobre 1985 (naissances à partir du 1er juillet 1986, 2 mois après Tchernobyl) au 1er avril 1987 (naissances avant le 31décembre 1987), c'est à dire qu'elle couvre une période de 11 mois après Tchernobyl, période raisonnablement la plus critique des retombées avec effet les plus importants des radioéléments à vie courte. La phase aiguë, les 3-4 mois suivant Tchernobyl, concerne à la fois les mois de fin de grossesse (les moins radiosensibles) pour ceux nés après juillet 1986, et de débuts de grossesse (les plus radiosensibles) pour ceux nés vers le 1er février 1987 et les 2-3 mois suivants.

Quant à l'argument selon lequel la contamination serait en somme "démocratiquement" répartie grâce à la contamination interne par les aliments contaminés indépendamment de la contamination du sol sur lequel vivent les habitants, c'est oublier que la Grèce est assez rurale et que pas mal d'habitants des zones rurales sont en auto-subsistance. Une certaine "démocratisation" s'effectue surtout quand tout le pays est contaminé ou que les régions agricoles qui fournissent les aliments de base sont fortement contaminées. (C'est ce qui est arrivé en Biélorussie mais il n'empêche que c'est dans les régions les plus contaminées que les habitants sont les plus exposés).

3 « Les résultats sont basés sur seulement 12 cas de leucémies de nourrissons affectant des enfants ayant été in utero pendant la phase d'exposition aiguë, parmi eux 4 seulement sont nés de mères vivant dans des zones très contaminées au moment du diagnostic ».

Ainsi on retombe toujours sur le problème des petits nombres.

Remarquons que la validité d'une étude statistique, quand on se rapporte à l'intervalle de confiance, est indépendante du nombre de cas observés.

Si ce nombre de cas est faible qu'il s'agisse d'une population importante par suite d'un risque faible ou bien d'une population peu nombreuse soumise à un risque élevé, l'intervalle de confiance sera plus grand. Mais celui-ci ayant été correctement établi le nombre de cas n'intervient plus dans la validité statistique.

S. Darby aurait aimé que Petridou et al donnent des précisions cyto-génétiques sur les cas observés (Ont-ils le défaut sur le chromosome 11 ?) mais (...) Même s'ils fournissent ces informations, comme il est d'usage en épidémiologie, les données obtenues à partir d'une seule étude ne peuvent être regardées que comme génératrices d'une hypothèse et pas plus. Des confirmations sont nécessaires, par exemple sur d'autres groupes d'enfants exposés in utero à différents niveaux de rayonnement dans l'environnement avant que des conclusions fermes puissent être tirées ».

L'argument développé, qu'il faut étudier d'autres groupes d'enfants exposés, tombe sous le sens. Mais contrairement à ce que dit S. Darby le fait de retrouver le même phénomène dans plusieurs études n'est pas toujours considéré comme un fait convainquant. A voir la façon dont est reçue en France l'étude du Pr Viel sur les leucémies de La Hague on peut en douter. Pourtant c'est le troisième centre de retraitement qui montre un excès de leucémie des enfants dans le voisinage, en plus de Sellafield et Dounreay, et l'hypothèse de J. F. Viel d'une possible contamination par voie marine a déjà été formulée pour Dounreay. Que cette hypothèse soit confirmée ou non par la suite, l'existence de cet excès de leucémie autour des trois centres de retraitement existe bel et bien.

On peut tout de même s'étonner de ce que S. Darby ne remette pas du tout en cause l'évaluation officielle des doses reçues après Tchernobyl ce qui l'oblige à reconsidérer totalement les risques cancérigènes liés au rayonnement naturel [et à basculer, sans l'indiquer, sur les positions défendues par A. Stewart lorsqu'elle a considéré que plus des 2/3 des cancers et leucémies des enfants de moins de 15 ans sont dus au rayonnement naturel]. On conçoit qu'elle soit très perturbée et qu'il lui faille critiquer âprement l'étude de Petridou et al tout en l'encensant.

p.31

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