GAZETTE NUCLEAIRE
Le C.E.A.:
sa raison d'être, la bombe. Son alibi, la recherche
Roger Belbéoch
     A propos de la reprise des essais nucléaires français, il y a eu dans la presse de nombreuses libertés vis à vis des faits historiques concernant les places respectives de la recherche militaire et civile au Commissariat à l'Énergie Atomique (C.E.A.): l'erreur la plus commune est d'inverser les rôles respectifs du militaire et du civil dans les motivations du C.E.A.
     Le C.E.A. est généralement présenté comme un organisme ayant été créé en octobre 1945 pour développer tous les aspects pacifiques de l'énergie nucléaire (à l'époque on disait énergie atomique). Sa création était en fin de compte l'accomplissement administratif des déclarations enthousiastes des scientifiques français: l'avenir ne pouvait être que radieux avec cette énergie «inépuisable», «quasi-gratuite», sans danger, déclarations qui suivirent la destruction totale d' Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. L'orientation militaire du C.E.A. ouvertement affirmée dans les années 50 est apparue alors comme une dérive perverse des buts assignés au C.E.A. à sa création. Cela donna lieu à de vives protestations pour exiger le retour vers «l'atome pour la paix».
     La réalité est très différente: la mise en service en 1956 à Marcoule de G-1, premier réacteur électrogène français, montrait bien l'orientation fondamentale du C.E.A. vers les applications militaires même si le Département des Applications Militaires (DAM) ne fut créé que plus tard, fin 1958. L'aspect électrogène de G-1 masquait en fait sa finalité réelle. Le réacteur G-1 était un piètre producteur d'électricité: sa puissance électrique était de 2 MW. Il n'a été exploité que par le C.E.A. même après son couplage au réseau. Les réacteurs suivants, G-2 et G-3, plus puissants, (38 Mwé) furent eux aussi exploités par le C.E.A. et non pas par EDF. La raison en est que la production de plutonium impose un mode de fonctionnement très différent du mode optimum nécessaire à la production d'électricité. La gestion par le C.E.A. des réacteurs de Marcoule est la marque de leur objectif plutonigène. Pour ces réacteurs la priorité n'était pas la production d'énergie électrique mais leur utilisation pour la production de plutonium par le C.E.A.. Il faudra attendre 1963 pour qu'EDF prenne en exploitation un réacteur nucléaire, le réacteur Chinon A-1, d'une puissance électrique de 70 MWé.
     Cependant il y a beaucoup plus fondamental. Dès l'origine les acteurs de l'énergie nucléaire ont donné la priorité au militaire. Ceci est évident aux États-Unis avec le projet Manhattan aboutissant avec «succès» à Hiroshima et Nagasaki. Mais cela est vrai aussi pour la France. Voici quelques faits généralement passés sous silence (et ce n'est certainement pas un hasard):
     1 - La mise en évidence de la fission de l'uranium laissait voir le futur énergétique de cet élément et la question qui était posée concernait la possibilité d'une réaction en chaîne si la fission de l'uranium produisait plus d'un neutron. C'est l'aspect explosif de l'énergie nucléaire qui intéresse alors les physiciens et qui inquiète certains d'entre eux (très très peu et aucun en France).
     2 - Lorsque Joliot met en évidence la possibilité d'une réaction en chaîne il s'empresse de prendre 5 brevets entre le 30 avril et le 4 mai 1939. Quatre d'entre eux concernaient la production civile d'énergie, le cinquième, déposé le 4 mai 1939 à15h35 avait pour titre: «Perfectionnement aux charges explosives».
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     3 - Joliot et son équipe envisagent alors la première expérience de grande ampleur avec l'énergie nucléaire. Joliot met à son programme l'explosion d'une bombe à uranium. Comme les effets peuvent être importants le site projeté était au centre du Sahara. Cet essai était désigné sous le nom: «La Grande Expérience».
     4-Dès cette époque l'essentiel des préoccupations de Joliot et de son équipe est orienté vers la bombe. Le 11 août 1945 Raoul Dautry, ancien ministre, révélait:
     «Peu après le début de la guerre, le gouvernement dut demander à M. Joliot-Curie de pousser ses études, moins vers l'utilisation des radioéléments pour la production d'énergie intéressant l'industrie du temps de paix (domaine où cependant, des perspectives extraordinaires pouvaient déjà être entrevues), que vers la mise au point d'un processus de libération brutale de l'énergie atomique avec des effets dépassant infiniment ceux des explosifs puissants.
     C'est à ce moment que j'eus à intervenir comme ministre de l'Armement pour mettre à la disposition de M. Joliot-Curie tous les moyens dont il pouvait avoir besoin».  (Ce texte est cité dans le livre de Géraud Jouve, «Voici l'âgeatomique», publié en 1946 aux éditions Franc-Tireur).
     Ainsi les premiers travaux français un peu importants visant l'énergie nucléaire ont été financés en 1939 par l'armée. Cela ne souleva aucune polémique dans les milieux scientifiques français.
     C'est donc à juste titre que Joliot pouvait déclarer après la destruction d'Hiroshima: «L'emploi de l'énergie atomique et de la bombe a son origine dans les découvertes et les travaux effectués au Collège de France par MM. Joliot-Curie, Halban et Kowarski, en 1939 et 1940. Des communications ont été faites et des brevets pris à cette époque» (dépêche A.F.P. publiée par le Figaro du 9 août 1945).
     En somme la France, d'après Joliot, était en droit de réclamer aux américains des royalties sur Hiroshima et Nagasaki puisque les bombes utilisées pour ces destructions étaient couvertes par des brevets français.
     Dans le no1 de la revue scientifique «Atomes» (mars 1946), Joliot, qui dirigeait le C.E.A. en tant que Haut Com­missaire à l'Énergie Atomique, écrivait à propos du projet Manhattan: «Nous ne pouvons nous empêcher d'admirer l'effort de recherche et de construction qui a été fait par les Amé­riçains, ainsi que la valeur des savants et techniciens réalisa­teurs». Ce projet Manhattan avait eu pour but la mise au point d'une puissance destructrice infiniment plus grande que celle dont rêvaient les militaires.
    Évidemment l'effort financier de l'armée française en 1939 pour développer les travaux de Joliot-Curie était loin d'être suffisant pour assurer à la France la primeur des destructions par l'arme atomique.
     5 - Le plutonium a été dès l'origine une préoccupation majeure du C.E.A.. Le 15 décembre 1948 le premier réacteur atomique français («Zoé») divergeait. Il contribua au programme nucléaire français en fournissant du combustible irradié d'où fut extrait en septembre 1949 le premier plutonium français (quelques milligrammes) dans l'usine du Bouchet où une cellule avait été spécialement construite à cet effet.
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     Il est intéressant de citer l'intervention de Joliot quand il montra au personnel du C.E.A. le tube contenant ce plutonium:
     «Pour la première fois je voyais cet élément dont j'avais tant entendu parler; ce fut une très grande émotion pour un vieux chimiste et physicien qui avait fait de la radioactivité avec des substances naturelles, mais n' avait jamais vu de substance radioactive artificielle en quantité pondérable» (cité par B. Goldschmidt dans «Les Pionniers de l'atome», Stock, 1987). C'est à cet élément qu'on doit la destruction de Nagasaki!
     Rapidement après le succès de Zoé, la décision fut prise par l'état-major du C.E.A. de construire à Marcoule le réacteur G-1 de 2 MW pour la production de plutonium à raison de 1 gramme par jour. On ne trouve, à cette époque, aucune justification de ce programme plutonium pour une activité civile du C.E.A.. Personne en France ne s'étonna alors de cet intérêt pour le plutonium. Il est bien évident que c'était la bombe qui était l'objectif prioritaire du C.E.A.
     6 - Il n'y a là rien d'étrange quand on se réfère aux textes fondateurs du Commissariat à l'énergie atomique. L'ordonnance no 45-2563 du 30 octobre 1945 institue un Commissariat à l'énergie atomique (J.O. du 31 octobre 1945 p. 7065-7066). L'article 1er définit les objectifs du C.E.A.:
     «Le Commissariat à l'énergie atomique:
     «poursuit les recherches scientifiques et techniques en vue de l'utilisation de l'énergie atomique dans les divers domaines de la science, de l'industrie et de la défense nationale [souligné par nous]».
     L'article 2 définit la composition du comité qui doit administrer le C.E.A.. Il comprendra:
     «Un haut commissaire à l'énergie atomique [...]
     Un administrateur général délégué du Gouvernement;
    Trois personnalités qualifiées par leurs travaux relatifs à l'énergie d'origine atomique
     Le président du comité de coordination des recherches concernant la défense nationale» [souligné par nous].
     Cette ordonnance fut rédigée à partir des propositions de Frédéric Joliot et de Raoul Dautry. (Ces deux personnalités avaient tenté en 1939 de développer en France une bombe à uranium).
     La signature de de Gaulle était suivie par celles de 9 ministres. Les ministres des affaires étrangères, de la guerre, de la marine et de l'air venaient en tête. Le ministre des colonies n'était pas oublié. Cette présentation montre assez bien la hiérarchisation des motivations du gouvernement en créant le C.E.A.
     Le décret du 3 janvier 1946 «portant nomination du haut commissaire à l'énergie atomique et de membres du comité de l'énergie atomique» est significatif de l'orientation militaire du C.E.A. dès son origine. Ce décret nomme Frédéric Joliot haut commissaire (Art. 2). Dans l'article 1er on trouve: «Sont nommés membres du comité de l'énergie atomique, en outre du président du comité de coordination des recherches scientifiques intéressant la défense nationale, membre de droit [...]» [souligné par nous]. Suit la liste des savants nommés pour siéger avec le représentant de l'armée : Irène Joliot­Curie, Pierre Auger, Frédéric Joliot, Francis Perrin.
     La présence d'un représentant militaire dans les organismes de direction du C.E.A. ne semble pas avoir gêné les scientifiques de ces organismes.
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La révocation de Joliot en 1950 pour son refus d'accepter l'orientation du C.E.A. vers des recherches à fins militaires (la bombe et les sous-marins à propulsion nucléaire) a pu laisser croire qu'à l'origine le C.E.A. n'avait que des missions civiles. Quelques jours après la décision de révoquer Joliot, des scientifiques de la direction du C.E.A. signaient «une déclaration rappelant que le Commissariat n' était pas un établissement de défense nationale» (B. Goldschmidt, op. cité p. 438). C'était oublier les textes fondateurs du C.E.A. et les activités prioritaires du C.E.A. dès sa création. Un des signataires de ce texte acceptait d'ailleurs de remplacer Joliot et d'assumer ouvertement l'orientation militaire des programmes du C.E.A.
     Bertrand Goldschmidt signale dans son livre qu'«en janvier 1949 Joliot fut l'invité de la presse anglo-américaine [...]. La question du secret atomique ayant été abordée, Joliot expliqua que tout résultat de ses recherches susceptible de contribuer à un programme militaire serait gardé secret tant que les Nations unies ne se seraient pas mises d'accord sur un traité d'interdiction de l'arme atomique» (p. 433). Ceci indique bien que le haut commissaire à l'énergie atomique n'excluait pas de ses recherches et de celles du C.E.A. des recherches concernant les bombes atomiques.
     L'activité prioritaire du C.E.A. pendant les années qui suivirent sa création fut militaire. Cependant, le développement des recherches pendant cette période pouvait laisser croire à une orientation différente: la recherche des minerais d'uranium, la purification de l'uranium et des matériaux nécessaires à l'élaboration d'un combustible nucléaire, la fabrication industrielle de graphite très pur, la mise au point de techniques physico-chimique de contrôle des matériaux, la neutronique etc. toutes ces activités pouvaient apparaître comme orientées vers des applications pacifiques. Mais le C.E.A. menait, en parallèle, une activité plutonium: études sur les propriétés physiques et chimiques du plutonium afin de mettre au point son extraction à partir des combustibles nucléaires irradiés. La construction de réacteurs nucléaires à Marcoule avait pour motif principal l'obtention rapide de plutonium pour réaliser la bombe française et placer la France au rang des «grandes» nations, des nations ayant un potentiel de destruction vraiment moderne! La production électrique de ces réacteurs ne pouvait servir qu'à masquer l'orientation fondamentalement militaire des activités majeures du C.E.A. qui se concrétisa le 13 février 1960 par l'explosion au Sahara (sélectionné depuis 1939 corume le territoire «français» le mieux approprié pour ce genre d'activité) de la première bombe nucléaire française, une bombe au plutonium. Les réacteurs de Marcoule prenaient là tout leur sens.
     La France allait ainsi servir de modèle pour tous les états qui plus tard désireront se placer dans le club des grandes nations, de celles dont le potentiel de destruction massive attesterait de leur modernité. La France, le 13 février 1960 ouvrait la voie à la prolifération nucléaire.
    Le C.E.A. a été créé par de Gaulle en 1945 afin de produire des bombes atomiques. Il a eu l'approbation unanime des divers partis politiques, (droite et gauche confondues), et de l'ensemble de la communauté scientifique, y compris de ceux, qui, comme Joliot, se manifestèrent plus tard contre la bombe. L'activité civile française pour la réalisation de réacteurs nucléaires de puissance ne prit réellement place dans les programmes du C.E.A. que lorsque sa mission première fut remplie : la bombe.
Nota: Certains points soulevés dans ce texte ont été développés plus en détail dans des interventions publiques dont L'émission «Microclimat», Radio Libertaire, 8 août 1988 sur le thème «De Hiroshima à Bikini».
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Du risque majeur à la société autoritaire
Roger Belbéoch
Article publié dans «L'homme en danger de science?», Manière de voir 15,
Le Monde diplomatique, mai 1992, p.67-70.
     La catastrophe de Tchernobyl a ébranlé les consciences. Mais elle n'a pas suffi à provoquer le vaste débat qu'exige l'émergence de la «société nucléaire». Parce que les dangers sont énormes, que l'avenir est hypothéqué comme il ne l'a jamais été par aucune civilisation industrielle, un nouveau risque se dessine: celui de la mise en place d'un ordre musclé pour mieux «gérer» le nucléaire.
     L'industrie nucléaire représente certainement, du moins pour le moment, l'aspect le plus important et le plus pur de l'impact social de la science (et des scientifiques bien sûr). C'est la raison pour laquelle les analyses relatives à l'ingérence de la science dans notre société ne s'y intéressent guère.
     Les accidents ont toujours fait partie de la production industrielle. Le risque est reconnu comme une composante de notre société. Mieux, le droit à produire impunément du risque devrait être reconnu comme moteur essentiel du développement technique. Les discours sur le risque se multiplient. On y mêle en vrac les explosions de conduite de gaz dans les immeubles, le tabac, le vagabondage de fûts de produits toxiques, l'accident nucléaire, les chemins de fer, les erreurs de pilotage d'avion, l'ozone, etc.
     L'accident nucléaire est très rarement mentionné pour sa spécificité. Pourtant, avec le nucléaire, l'accident industriel devient majeur. Il passe du stade de production artisanale à un niveau véritablement moderne. D'abord sous-produit à consommation locale il atteint désormais la consommation de masse. En quelques jours l'espace concerné par la catastrophe atteint une dimension jamais envisagée pour les autres types d'industrie. Ses effets peuvent affecter la santé de populations considérables et de leurs descendants pendant des siècles. Si, en 1976, après l'accident de Sévéso, certains responsables italiens de la Santé se sont interrogés pour savoir s'il fallait évacuer Milan, dix ans plus tard à Tchernobyl c'est 135.000 personnes qui furent déménagées d'une région de 300.000 hectares sans espoir de retour. La décision des Soviétiques fut prise en moins de quarante-huit heures et ce délai doit être considéré comme trop long compte tenu des dangers. Les évacuations initiales furent d'ailleurs insuffisantes car il fallut les poursuivre par la suite. Si les décideurs n'avaient pris en compte que des critères de protection sanitaire de la population ce sont de gigantesques terrritoires qu'ils auraient dû neutraliser [1].
     Une catastrophe nucléaire nécessite l'intervention très rapide de centaines de travailleurs pour limiter l'ampleur du désastre. A Tchernobyl, l'ignorance des dangers du rayonnement et l'existence d'un pouvoir autoritaire ont permis de trouver sans trop de difficultés suffisamment de «volontaires». La connaissance des dangers risque fort, pour les prochains accidents, de gêner considérablement le recrutement de volontaires, surtout si l'on veut rester en démocratie libérale [2]. L'ignorance massive est nécessaire pour une gestion «douce» des crises nucléaires. Comme les responsables sociaux ne peuvent pas être sûrs de maintenir cette ignorance pendant longtemps ils doivent, et devront de plus en plus, mettre en place des structures d'encadrement incompatibles avec les concepts fondamentaux de la démocratie.
suite:
Pour les responsables, l'accident majeur se définit davantage par son impact médiatique que par ses conséquences objectives sur la population. Cela est d'autant plus vrai que, pour le rayonnement, en dehors des doses aiguës conduisant à un nombre restreint de morts spectaculaires, les conséquences lourdes du bilan réel sont différées plusieurs décennies pour les cancers mortels, générations futures pour les effets génétiques. Les moyens de gestion de ces effets objectifs sont finalement fort limités et surtout très coûteux (évacuations massives et neutralisation de vastes territoires). Par contre, les moyens médiatiques paraissent particulièrement adaptés aux crises: «Dans ce contexte de haute turbulence, la mise en relation - la communication - devient un facteur stratégique de première importance. Communications internes aux organismes concernés, communications entre organisations, communications vers le public à travers les médias (ou par voie directe dans les cas d'urgence extrême):1'expérience montre la nécessité de maîtriser ces multiples lignes d'information»[3]. Ainsi la maîtrise du risque majeur passe par la maîtrise des médias.
Contrôle de l'information

     L'information ou plutôt le contrôle de l'information, ce qu'on appelle le plus souvent «communication» est la clé de la gestion d'une crise majeure. Il est important que les décisions prises par les autorités pour la protection des populations soient acceptées par tous, indépendamment de leur efficacité réelle. Il y va de la stabilité du corps social.

     La peur est très redoutée en cas de crise. «L'expérience du risque est inséparable, pour un sujet humain, de celle de la peur. Il s'agit alors d'affronter l'objet de sa peur. Le problème réside dans le fait que la peur, comme l'angoisse, sont le plus souvent des états intransitifs, sans objet. Le passage à l'acte d'affronter une peur peut avoir pour effet de supprimer la peur et par conséquent d'anéantir le risque lui-même »[4]. Il ne s'agit pas pour l'auteur de ce texte des petites peurs de la vie quotidienne puisqu'il intervenait dans un colloque consacré à la société face au risque majeur.
     Le désastre de Tchernobyl a donné naissance au concept de radiophobie pour expliquer les troubles de santé dont souffrait la population. Il permettait aux dirigeants politiques se référant aux experts scientifiques, de ne pas avouer qu'il était impossible économiquement de protéger efficacement les habitants en les évacuant et que les maux dont ils souffraient ou qu'ils devront subir plus tard (cancers) faisaient partie du coût social de l'énergie nucléaire. En fait, ce concept de radiophobie n'a pas été bien accepté et quelques troubles sociaux n'ont pu être évités [5]. La pénurie en nourriture est venue à point pour calmer la revendication des gens afin d'obtenir des aliments non contaminés.
     Ainsi, quel que soit le pays, les organismes officiellement chargés de la protection de la population (ministères de la santé et de l'environnement, autorités de sûreté, institut de protection nucléaire etc.) voient leurs fonctions réduites à une meilleure insertion sociale du risque majeur dont le prototype est le risque nucléaire.
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     Le contrôle de la communication étant une nécessité pour l'État, il se fera soit par consentement tacite des médias soit par censure autoritaire. Dans les deux cas le contenu démocratique de la société en sera certainement affecté.
     L'accident nucléaire fait partie des préoccupations des gestionnaires de la société. Ainsi M. Rosen, le directeur de la sûreté nucléaire de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), a affirmé à la conférence de Vienne d'août 1986 à propos du désastre de Tchernobyl: «Même s'il y avait un accident de ce type tous les ans je considérerai le nucléaire comme une source d'énergie intéressante» [6]. Et M. Pierre Tanguy, inspecteur général pour la sûreté nucléaire à EDF, a déclaré au cours d'un colloque: «Nous faisons tout ce que nous pouvons pour prévenir l'accident grave, nous espérons ne pas en avoir, mais nous ne pouvons pas garantir qu'il ne se produira pas. On ne peut exclure que dans les dix ans ou vingt ans à venir un accident nucléaire civil grave se produise dans l'une de nos installations» [7].
     La médecine de catastrophe envisage la gestion des secours pendant la phase d'urgence pour un grand nombre de personnes. «Le triage fait partie de la médecine de catastrophe. Il permet une utilisation optimale des moyens disponibles (de soins sur place, d'évacuation, d'hospitalisation) en fonction de l'état des victimes»[8]. On n'est pas loin avec ce concept, de l'euthanasie considérée comme une nécessité économique.
     Des plans d'urgence (Orsec-Rad) envisagent la gestion des crises nucléaires, confinement des gens et du bétail, évacuation. Une partie seulement de ces plans est rendue publique, l'essentiel est assimilé à la sécurité militaire. Des simulations d'accidents nucléaires sont effectuées. Elles ne sortent pas des ordinateurs et la population n'est pas appelée à y participer. Ce ne sont finalement que des simulacres.
     En ce qui concerne les critères de décision pour la gestion à court et moyen terme, il semble bien que les responsables ne désirent pas être liés par des contraintes réglementaires strictes fondées sur l'unique souci de protection sanitaire des individus. Des normes trop sévères pour les aliments pourraient faire disparaître toute possibilité d'activité agricole. Elles mettraient le pays en situation de pénurie alimentaire que le budget gouvernemental ne pourrait combler. Pourrait-on supprimer l'alimentation en eau potable de toute une région par suite de normes trop contraignantes?
     Comment pourrait-on déterminer rationnellement dans notre société démocratique les critères de gestion d'un désastre nucléaire?
     - les intervenants rapprochés sont nécessaires pour gérer le réacteur en détresse si l'on veut limiter l'ampleur des dégâts. Ils sont voués à recevoir des doses de rayonnement importantes. Les doses létales à court terme peuvent ne concerner qu'un petit nombre d'individus. Par contre, plusieurs centaines peuvent recevoir des doses qui, à moyen terme, risquent d'affecter leur santé par affaiblissement de leur système immunitaire et à plus long terme accroître considérablement leur risque de mortalité par leucémie et autres cancers. Comment s'assurer de la disponibilité de telles équipes dans un cadre démocratique ? L'impossibilité de les recruter pourrait aggraver la situation sur de vastes territoires. Il y a manifestement une incompatibilité entre le droit des travailleurs à se protéger et la protection de la société dans son ensemble.
     - les effets cancérigènes du rayonnement ne comportant pas de seuil de dose en dessous duquel l'effet est nul [9], la fixation de limites de doses en deçà desquelles il n'y a pas «d'intervention» implique l'acceptation pour la population concernée d'un certain détriment, en l'occurrence un certain nombre de morts par cancers.
     Ainsi lorsque les responsables fixent des limites pour les niveaux «acceptables» de rayonnement, cela implique pour ceux qui les établissent ou les recommandent l'acceptation d'un certain nombre de morts. Mais cela n'est jamais explicité et les populations sont tenues dans l'ignorance des risques réels. 
suite:
Ceci concerne les limites de dose pour le confinement et les évacuations, les limites de contamination des sols sur lesquels la vie sera considérée à long terme comme normale et ne nécessitant pas d'évacuation, les limites de contamination des aliments. De plus l'effet cancérigène dépendant de nombreux facteurs (l'âge, l'état de santé etc.) faudra-t-il établir des normes différentielles pour tenir compte des individus à risque ou se fonder sur un individu standard?
     La protection stricte des individus n'est pas forcément compatible avec une protection de la société dans son ensemble. Comment en démocratie tous ces niveaux d'acceptabilité pourraient-ils être fixés? Qui oserait se désigner démocratiquement comme le porte-parole des générations futures pour définir les niveaux d'acceptabilité des effets génétiques ? Il est bien évident que tout ceçi est totalement en dehors du champ démocratique. Les décisions ne peuvent venir que d'un groupe de décideurs dont le souci principal sera la stabilité sociale et l'intérêt national dont ils se considèrent a priori les garants.
     L'existence de la menace de catastrophes nucléaires, que seules de réelles catastrophes peuvent rendre crédible, est la condition nécessaire pour affirmer le pouvoir de ce groupe de décideurs, pour assurer dans le calme le passage d'une société démocratique à une société technocratique de type autoritaire [10]. Un certain rituel démocratique est encore possible dans la gestion d'une société fortement nucléarisée. La prise de conscience des nécessités pour gérer socialement les crises nucléaires pourrait faire que ce rituel lui même soit une gêne et doive être abandonné sans que l'on ait demandé démocratiquement à la population de renoncer à la démocratie.
1. La Gazette Nucléaire no 96-97, 100, 109-110
2. Pour la direction d'EDF, «tous [les travailleurs sous rayonnement] sont a priori volontaires pour participer éventuellement à une intervention impliquant une exposition d'urgence». Document EDF publié par le Canard enchaîné, 19 juillet 1989.
3. Patrick Lagadec, «Stratégie de communication en situation de crise», exposé présenté au colloque international de recherche «Évaluer et maltriser les risques, la société face au risque majeur», 20, 21, 22 janvier 1985, Chantilly.
4. Denis Duclos, «Risque et sciences sociales», ibid.
5. Bella et Roger Belbéoch «Tchernobyl, une catastrophe, quelques éléments pour un bilan», l'Intranquille no 1, Paris 1992 (BP 75, 76960 Notre-Dame-de-Bondeville).
6. Le Monde, 28 août 1986
7. Pierre Tanguy, «La maîtrise des risques nucléaires», Actes du colloque «Nucléaire-Santé-Sécurité», Montauban 21, 22, 23 janvier 1988, conseil général de Tarn-et-Garonne, B.P. 783, 82013 Montauban Cedex.
8. Pierre Ruguenard (faculté de Créteil-Paris XII), « Médecine de catastrophe et risque technologique majeur», Annales des Mines, oct-nov. 1986.
9. La Commission internationale de protection radiologique (CIPR), dans ses recommandations de novembre 1990, explicite l'absence de seuil pour les effets cancérigènes dus aux radiations, en particulier dans les articles 21, 51, 60 et 65. Lire Roger Belbéoch, «Les effets biologiques du rayonnement», Stratégies énergétiques, biosphère et société (SEBES), no2, novembte 1990, Bd. Médecine et hygiène, case postale 456, CH-121 1 Genève 4, numérisation à venir. On peut lier aussi du même auteur et dans la même revue et en 1998, l'article Comment sommes-nous "protégés" contre le rayonnement ? Les normes internationales de radioprotection. Le rôle de la Commission internationale de protection radiologique
10. Roger Belbéoch, «Société nucléaire», Encyclopédie philosophique universelle, les Notions philosophiques, tome II, Presses universitaires de France, Paris, août 1990.
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