G@ZETTE NUCLEAIRE
69/70 juillet/août 1986

TCHERNOBYL (1)
TCHERNOBYL ET LA TECHNIQUE
Editorial


     Vous avez peut-être remarqué que depuis le numéro 67/68 paru fin octobre 1985, centré sur Moruroa, rien ne vous était parvenu.
     Et pour cause. Malgré des rappels pressants, de nombreux lecteurs n'avaient pas jugé utile de régler leur abonnement pour l'année 1985 (sans compter ceux qui n'avaient plus donné signe de vie depuis 1984). Les finances, ce nerf de la guerre, ne permettaient pas de publier le dernier numéro de l'année 1985.
     Alors, dans ces conditions, la rédaction du journal et toute l'intendance liée à son routage, deviennent vite une corvée lorsque l'enthousiasme n'y est plus - et puis pourquoi faire un journal s'il semble ne plus intéresser personne -. Nous nous étions promis, compte tenu des quelques fidèles qui eux ont réglé 1986, de faire un dernier numéro d'adieu sous forme d'un inventaire des meilleurs dossiers que nous avions en main. Mais voici que survint l'accident dramatique de Tchernobyl, dramatique pour les ouvriers de la centrale aux premières loges et ce ne sont pas nos collègues d'EDF qui nous contrediront sur ce point, dramatique pour les équipes d'intervention et de secours, toujours sacrifiées pour protéger les populations mais qui savent que c'est leur devoir, dramatique pour l'Ukraine et sa population.
     Il est une question qui alors se pose: n'est-ce pas payer bien cher les erreurs des décideurs?
     Du côté russe, l'information ne fut certes pas un modèle d'ouverture et de clarté: du samedi 26 avril au lundi 28, ce fut motus et bouche cousue.
     Mais du côté français, nos irresponsables de service ont battu leurs propres records. En excluant le Rainbow Warrior, incident militaire, la dernière réussite a été le naufrage du Mont-Louis, chargé de futs d'hexafluorure d'uranium. On avait alors assisté à un festival, on ne pensait pas que l'on pouvait faire mieux.
suite:
     Ce fut une mascarade. Dans un premier temps, une information officielle inexistante et une consigne tacite ou contractuelle bien suivie par les médias: impossible de faire passer quelque article ou communiqué. Il est inconcevable qu'il ait fallu attendre le 10 mai au journal de 13 h de TF1, pour que ce symbole d'ouverture qu'est le Professeur Pellerin, poussé dans ses derniers retranchements par Monique Sené, sorte enfin des estimations de dépôts, des courbes isodoses contredisant d'un coup toutes les autres déclarations officielles, en particulier celles mensongères du ministre de l'agriculture, ce pseudo-ministre qui fustigeait: «les pseudo-scientifiques qui disent n'importe quoi».
     «Ce n'était pas dangereux» ont alors balbutié les officiels. Belle excuse, en vérité. Les Français sont-ils si stupides qu'il faille penser pour eux, les materner?
     Toujours le même postulat, nous seuls avons le droit de penser, disent ceux qui se sont attribué le monopole de décider ce qui est bon pour la population, ce qu'elle a le droit de savoir. Il nous faut réclamer avec force notre droit a l'information.
     Un autre point vient aggraver cette tendance a nous prendre pour des enfants: c'est la structure administrative et technique mise en place en France. En apparence, elle est très logiquement scindée en 2 domaines:
     - la sûreté gérée par le SCSIN, le Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires (dépendant du Ministère de l'industrie et autres gadgets, selon l'humeur politique du moment),
     - la sécurité sous la houlette du Comité Interministériel pour la Sécurité Nucléaire (dépendant du 1er Ministre).
 
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     La sûreté concerne ce qui doit être fait pour qu'il n'y ait pas d'accident et s'il survient tout de même, pour qu'il n'ait pas d'incidence sur l'environnement.
     Tout ce montage est fort beau, sauf que le support technique de ces deux organismes est l'IPSN (Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire du CEA) et cette fois cela relève du gag: comment voulez-vous qu'après avoir conçu et étudié des systèmes pour qu'il n'y ait pas d'accidents, des spécialistes admettent que leur travail est un échec et que cette fois ils doivent prévoir les mesures de sauvegarde des populations.
     Même s'ils étaient de bonne foi, la tendance naturelle serait de minimiser les probabilités, les termes sources (les quantités relâchées), de concéder des modes de relâchement non pénalisants. Tout ceci conduit tout naturellement à des consignes dans les P.P.I. (Plan Particulier d'Intervention) tout à fait insuffisantes, à des structures régionales de contrôle et de diagnostic inexistantes. En Alsace, la DRIR (Direction Régionale de l'industrie et de la Recherche), toute puissante antenne régionale du SCSIN, la DDASS (Direction Départementale de l'Action Sanitaire et Sociale du ministère de la Santé), pour ne citer qu'elles, en ont été réduites à demander aux laboratoires du CNRS de Strasbourg d'effectuer des mesures de radioactivité tant elles étaient, elles, démunies et dans l'incapacité d'obtenir des résultats soit de l'IPSN, soit du SCPRI.
     Cet ensemble met bien en évidence une fois de plus l'impérieuse nécessité d'experts indépendants. La réponse classique, qui consiste à affirmer que les seules compétences sont à l'intérieur de l'Institution, a été battue en brèche par la Commission Castaing. Pendant 3 ans on a pu constater qu'il y avait d'autres experts, en dehors du système, que leur confrontation avec des responsables était non seulement possible mais positive. Elle a conduit à des conclusions qui éclairaient d'un jour nouveau la problématique de la fin du cycle du combustible nucléaire en relevant entre autre les insuffisances et les impasses des études officielles.
     Tchernobyl aura été un révélateur et un électrochoc.
     Un révélateur: les nuages n'ont pas de frontières. Ceci avait commencé à percer la carapace de l'égoïsme individuel et national avec les pluies acides. Mais les mécanismes de défense individuelles avaient pris le dessus. Cela ne s'attaquait qu'aux arbres (?!) donc ce n'était-pas aussi grave que le prétendaient ces écolos barbus et gauchistes (et vice-versa). Là, bien sûr, il s'agissait d'un nuage radioactif. Le spectre d'Hiroshima et Nagasaki est toujours présent et a joué dans les réflexes de la population.
     Le comportement stupide des officiels aidant, une véritable psychose s'est emparée des citoyens, c'est tout juste si nous n'avons pas été agressés: mais que faisaient donc les écolos? Puis dans un deuxième temps est apparue, triste réalité, la dimension européenne du problème, le fait que l'industrie nucléaire est de celles qui font courir des risques technologiques majeurs impliquant des continents entiers.
     C'était facile d'ironiser sur le retard technologique des Russes (7 ans, peut-on affirmer puisqu'ils ont eu leur accident en 86 et TMI a eu lieu en 1979) mais ce n'est plus du jeu si cela peut induire des cancers à long terme chez des allemands, des suédois, des italiens ou pire encore des français.
     Enfin, dans un troisième temps, une déduction logique s'est imposée: on a l'air malin avec nos têtes nucléaires, mégatonniques, dissuasives dont on est si fier parce que si on a bien suivi la météo du mois de mai, il ne ferait pas bon d'envoyer une fusée sur Moscou ou Kiev, on reprendrait le nuage sur la figure. Même les militaires ont été atterrés (non pas qu'ils l'ignoraient) mais bon sang ces stupides civils risquaient de ne plus être si crédules et de poser des questions.
suite:
     L'incomparable Hernucléaire et quelques traîneurs de sabre sont montés au créneau, relayés dans Le Monde du 13 juin par l'irremplaçable Isnard, nous expliquant sans rigoler que, quasiment si le réacteur de Tchernobyl a sauté, c'est un coup diabolique du KGB. J'espère que pour récompenser Isnard de ses bons et loyaux services, l'Etat Major lui a attribué un lit de camp à son nom dans l'abri de Taverny.
     L'électrochoc ne pouvait toucher les militaires. Au-delà d'un certain niveau de délabrement intellectuel, c'est sans effet. Par contre, chez les responsables technocratiques de la sûreté, ce fut le grand frisson.
     Depuis le temps qu'ils s'étaient convaincus qu'en cas d'accident sur un réacteur, il n'y aurait pas de dégâts pour les populations, Three Mile lsland les avait confortés dans cette opinion. Or là, avec un réacteur à l'arrêt, on arrive à un relâchement de produits radioactifs absolument insupportable. D'un coup, c'est le réveil, les accidents pris en compte pour les PPI correspondent au maximum à un terme source du type S1, le niveau le plus bas. Les rejets du type S2, comme pour Tchernobyl, ne sont plus maîtrisables et les effets à moyen et long terme sur la population, sur l'économie, sont totalement hors estimation «raisonnable».
     Quant aux accidents avec terme source S3, les (ir)responsables actuellement préfèrent essayer de se convaincre qu'ils ont une probabilité nulle. S'ils n'y arrivent pas, on peut encore faire quelque chose pour eux, leur offrir des tranquillisants.
     L'autre effet de l'électrochoc a été de déclarer qu'en France ce n'était pas possible, car les réacteurs sont mieux, différents. Horreur, il reste 3 graphite gaz en service et un en réparation, Chinon 3. Ce dernier ressemble fort aux RMBK russes avec ses échangeurs en dehors du caisson! Et de toute façon ils n'ont pas d'enceinte de confinement contrairement aux REP (ex-PWR). Bien sûr, ceux-ci sont des petites merveilles de sûreté, de fiabilité.
     Les lecteurs de la Gazette savent bien, eux, que ce n'est pas vrai. Par exemple dans le numéro de janvier/février 85 (64/65, numérisation à venir),nous vous avions raconté les problèmes de Bugey 5. Les vrais journalistes scientifiques des vrais grands journaux ne doivent pas savoir lire, à moins qu'ils ne s'abaissent pas à parcourir notre bulletin (et ils ont tort). Seul le Canard Enchaîné s'est souvenu de la chose et a servi à ses lecteurs, en contrepoint des éloges officiels, la description de la grande frayeur de 1984.
     Il était temps, car nos responsables s'étaient quasiment convaincus qu'il n'y avait rien à faire en France, tant tout était parfait.
     Ils se souvinrent tout à coup que les retours d'expérience de TMI n'étaient que partiellement mis en oeuvre, que Bugey avait été un signal d'alarme et qu'il urgeait de sortir de la Léthargie administrativo -industrielle (j'écris une lettre - je réponds à côté - j'envoie une deuxième lettre - j'ergote...).
     Pensez-vous que le résultat de Tchernobyl, pour la France, sera de faire enfin le nécessaire pour que nos réacteurs soient sûrs? Peu probable, cela coûterait trop cher et le KWh nucléaire est déjà hors de prix. Calculez pour voir son coût réel compte tenu de l'utilisation 
réduite des tranches en raison de leur nombre trop élevé. Et puis ce serait reconnaître que jusque là, ils n'étaient pas sûrs et ça c'est mauvais pour une hypothétique exportation (remarquez bien que les Suisses plus pragmatiques achètent des parts du parc français, ça fait un peu désordre mais on n'a rien sans rien - Qu'est-ce qu'un milliard de francs suisses pour que les citoyens puissent user et abuser de l'électricité sans penser?!).
     Bien, bonne lectune et si vous voulez que la Gazette vive, n'oubliez pas de vous réabonner, de faire des abonnements autour de vous, et de nous écrire pour nous aider à faire les dossiers qui vous seront utiles.
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Encart
Un chef de l'Etat ligoté

     De telles armes ont, pour l'instant, des puissances qui les situent très légèrement au-dessous de celle de l'explosion à Hiroshima, il y a quarante et un ans. Demain, si le gouvernement le décidait, elles pourraient être d'une puissance très inférieure, avec la bombe à rayonnements renforcés, plus connue sous le nom de bombe à neutrons.
     Mais, précisément, l'arme neutronique a encore une plus mauvaise réputation, dès lors qu'on a cherché, avec elle, à tirer le maximum de flux neutroniques d'une masse donnée de matériaux fissiles et fusibles, au détriment de l'effet de souffle et de la chaleur dégagée dans une explosion nucléaire. De surcroît, certains stratèges, arguant des vertus de la bombe à neutrons pour défendre un territoire envahi, ont proposé qu'elle soit utilisée sur le sol même du pays dont elle est censée assurer la protection, et non pas comme une arme offensive au coeur même du dispositif adverse.
     Comment dans ces conditions, le chef de l'Etat français pourrait-il, en conscience, prendre l'initiative de décourager toute attaque au moyen d'armes nucléaires tactiques si, à l'avance, il devine les réactions hostiles, faites de crainte pour leur propre survie, de ses concitoyens ? Ne se sentirait-il pas paralysé et, pour tout dire, ligoté par la perspective d'une population prise de panique avant même toute menace de l'emploi de ces armes nucléaires ? Si déjà Tchernobyl fait peur à l'Ouest, à tort ou à raison, imagine-t-on, alors, l'affolement et l'effroi qui s'empareraient des Européens s'ils étaient menacés d'une guerre nucléaire par l'Est ou si leurs gouvernements respectifs tentaient de vouloir dissuader l'agresseur en brandissant, en retour, leur épée de Damoclès nucléaire.
     «Paradoxalement, note encore M. Hernu, cette catastrophe sur le plan économique et technologique pourrait ne pas avoir que des inconvénients pour le système soviétique. Le mouvement anti-nucléaire en Europe risque de trouver son second souffle. Quand je dis en Europe, j'entends bien sûr en Europe de l'Ouest.»
     Une réflexion, là encore, partagée par de nombreux cadres militaires et par des proches de M. Giraud, qui font un lien entre l'accident de Tchernobyl et les problèmes de défense (Le Monde daté 18-19 mai). C'est le même officier général, inquiet des «retombées» politiques de cette catastrophe en Europe de l'Ouest, qui observe en substance: ce que les Soviétiques n'ont pas obtenu des Occidentaux, avec l'installation des Euromissues sur leur sol en réplique aux SS-20, Moscou cherche à l'atteindre, à l'occasion de Tchernobyl, en réveillant le mouvement contestataire à l'Ouest.

Jacques ISNARD Le Monde, 13 juin 1986»
SOMMAIRE
Résumé introductif; extrait du rapport IPSN
Positions GSIEN; Questions sur et autour de Tchernobyl

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