On a tremblé pour les iguanes marins et les frégates, les otaries et les pélicans, les manchots et les fous à pattes bleues. Le 16 janvier dernier, le pétrolier Jessica posait ses jupes d'acier sur un banc de sable de San Cristóbal, l'une des îles de l'archipel des Galápagos. En ce lieu symbolique de la conservation de la nature, s'annonçait une marée noire, dont on a craint qu'elle se transforme, plus qu'ailleurs, en catastrophe. Soulagement: les 900 tonnes d'hydrocarbures, évacuées par les courants, les vagues et le travail des hommes, auront finalement épargné la plupart des oiseaux et autres mammiféres marins de la région.
Cet archipel est constitué de treize îles principales et d'une kyrielle d'îlots. Ces confettis de roches volcaniques émergent du Pacifique à un millier de kilomètres de la côte équatorienne.
Depuis environ trois millions d'années, des oiseaux, des radeaux végétaux et les vents y ont apporté la vie sous forme de graines et de petits animaux terrestres. Coupés du continent, chaque nouvelle plante ou nouvel animal a évolué au fil du temps dans des biotopes séparés (les îles) et donné naissance à diverses espèces par spéciation géographique. C'est le cas d'une espèce de pinson et d'une espèce de tortue terrestre continentale, qui ont respectivement engendré ici treize et quatorze nouvelles espèces dites endémiques (on ne les trouve nulle part ailleurs). L'isolement des Galápagos a fait de ce lieu exceptionnel l'un des meilleurs endroits au monde pour comprendre l'bistoire naturelle. Mais jusqu'à quand? «Dans les années 50, un bateau venait du continent tous les six mois, raconte Christophe Grenier. Quatre cargos ravitailleurs font désormais l'aller-retour chaque mois». Le trafic aérien a plus que décuplé: un vol par semaine en 1975, une quinzaine aujourd'hui!
AVEC ARMES ET BAGAGES
C'est l'invasion. Dans les vêtements, les valises, les paniers débordant de provisions, les pots des plantes vertes, les cales des navires, les soutes à bagages des avions, tout un petit monde attendait de descendre, prêt à bondir et à proliférer, d'une île à une autre. Par l'entremise des colons et des touristes, l'arrivée de nouvelles espèces, ayant fait leurs armes sur le continent face à des milliers d'autres, est un cataclysme. Aguerries à la lutte entre espèces, les nouvelles venues sont plus compétitives que les plantes et les animaux indigènes et les remplacent rapidement.
«Les iles sont des écosystèmes simplifiés, fragiles, explique Armand de Ricqlès, professeur au Collège de France et spécialiste de l'évolution. Les espèces y sont peu nombreuses et souvent endémiques. La compétition entre elles est réduite». Environ 80% des quelque 5'000 espèces animales et végétales des Galápagos ne vivent que sur ces îles du bout du monde.
La mise en quarantaine des produits importés arrive peut-être trop tard
Jusqu'en 1998, il n'existait aucun système de mise en quarantaine pour les nouveaux arrivants, touristes ou migrants, comme ce qui se fait par exemple en Australie ou au Canada, où les entrées de spores, de graines, de plantes, d'insectes ou de mammifères sont strictement contrôlées. «Un organisme indépendant, la Sicgal (Inspection for Quarantine and Investigation in Galápagos) dirige désormais un programme de mise en quarantaine, assure Sara Fain, de la station de recherche Charles Darwin, à Puerto Ayora. Les inspecteurs vérifient toutes les marchandises qui arrivent dans les îles. A la station, on leur apprend les techniques de prélèvement et surtout à repérer les produits attaqués par les insectes». Une bonne chose mais qui arrive un peu tard...
Une nouvelle espèce de plante arrivait en moyenne tous les sept mille ans sur les îles. Dans les années 40, on comptait une trentaine de plantes introduites. En 1995, plus de 440... On dénombre aujourd'hui 799 espèces introduites - 475 plantes, 300 invertébrés et 24 vertébrés.
DES "ÎLES POUR LA SCIENCE"
Icerya purchasi, un parasite du coton débarqué d'Australie en 1982, s'en est pris à lui seul à plusieurs dizaines de plantes originelles. Une espèce de "fourmi à feu" a récemment conquis les niches de plusieurs insectes locaux. Trois des quatorze espèces de tortues ont disparu. Des centaines de milliers de chéloniens qui arpentaient les iles avant leur découverte par un marin espa-gnol, Tomás de Berlanga, en 1535, il ne reste qu'une quinzaine de milliers. A eux seuls, entre le XXVIIe et le XIXe siècle, pirates et pêcheurs de baleine auraient tué plus de 100'000 tortues.
Le parc national des Galápagos a été créé
en 1959, un siècle après la publication par Charles Darwin
de l'ouvrage fondateur de la théorie de l'évolution, De
l'origine des espèces. Dans la foulée, sera construite
la station Darwin. Il s'agissait alors de faire des Galápagos des
«îles pour la science», un «laboratoire vivant
de l'évolution». «Les naturalistes américains,
allemands, anglais et français en tête, se sont crus en terre
conquise. Mais ces îles étaient peuplées, raconte Christophe
Grenier. Les naturalistes ont voulu imposer leur vision à un gouvernement
et à une population jugés un peu vite incapables de gérer
cette nature si prodigieuse et si unique». Cet esprit conservationniste
aux relents colonialistes est à l'origine d'un conflit latent entre
la population des îles et les naturalistes. «L'erreur a été
de ne pas assez associer la population aux activités de conservation»,
regrette Christophe Grenier. Résultat: en 1994, quatre-vingt-quatre
tortues ont été tuées à Isabela. Non pas dépecées
pour être mangées, juste égorgées.
A Hawaï, autre chapelet d'îles du Pacifique, quelque 70 % des espèces originelles ont disparu à la suite de l'arrivée des Blancs et de leurs bagages remplis d'indésirables bestioles. Aux Galápagos, la colonisation est récente, elle remonte à deux siècles environ. Les touristes sont bien plus nombreux à débarquer sur les plages d'Honolulu qu'à Santa Cruz, l'une des îles les plus touristiques. Sur l'archipel équatorien, on estime que 5% des espèces ont disparu. Mais ce chiffre n'est pas un gage de bonne conservation. "Il ne faut pas penser en termes d'espèces mais de populations, selon Christophe Grenier. Lonesome George, une tortue mâle, est le dernier représentant des tortues géantes de l'île de Pinta. L'espèce survit toujours, mais que vaut sa population?" En fait, il serait possible de conserver en serre ou en cage (ex situ), un couple de chacune de ces espèces insulaires et dire qu'on les a bien sauvées! "Un centre d'élevage de tortues a été installé à la station Darwin, poursuit Christophe Grenier. C'est l'attraction touristique qui a le plus de succès et c'est aujourd'hui la raison d'être de la station. Ce centre est présenté comme une victoire de la conservation. Mais l'existence même de ce centre d'élevage est la preuve manifeste que la conservation a échoué aux Galápagos. Si c'était une réussite, on n'aurait pas besoin d'élever des animaux pour repeupler les zones où ils ont disparu..." Un espoir cependant : plusieurs centaines de tortues ont regagné l'an passé leurs territoires perdus. |
TERRORISME ÉCOLOGIQUE
«Les pêcheurs se vengent sur la faune pour montrer à qui appartiennent ces îles. Ils ont même volontairement introduit des chèvres». Ces "assassinats" d'animaux et ces introductions de nuisibles se sont produits plusieurs fois. «Chaque mise en place d'un programme de conservation s'accompagne d'actes de terrorisme écologique, constate le géographe français. Tout est à repenser».
Aujourd'hui, les flibustiers ont cédé la place aux touristes. En 1966, un rapport officiel parlait, pour les Galápagos, d'un «potentiel touristique quasi illimit » qui pourrait devenir «l'une des plus importantes ressources économiques du pays». Une aubaine pour l'Equateur, endetté jusqu'au cou. En 1970, 4'000 touristes viennent se frotter aux roches volcaniques, aux cieux d'émeraude et aux splendeurs de ce paradis. En 2000, ils sont plus de 60'000 à déambuler au milieu des zones de pontes des colonies d'oiseaux de mer. Et il faut les nourrir, ces touristes, les climatiser, leur procurer des boissons fraîches, les promener en bateau et en bus. Et apporter en particulier du gas-oil et de l'essence aux Galapagos n'est pas sans risques...
Entre naturalistes et touristes, ce n'est pas forcément la guerre.
Un détail: certaines boîtes de conserve blessent les otaries, des sacs de plastique jetés par-dessus bord finissent dans l'estomac des tortues marines, qui les confondent avec les méduses (l'un de leurs mets favoris) et en meurent. Paradoxe: les touristes ne provoquent pas forcément l'indignation des naturalistes, car ces promeneurs sont aussi des donateurs potentiels! Leurs dons représentent 20 à 30% du budget de la station Darwin.
Des solutions pour enrayer ces fléaux existent pourtant. «Cela peut sembler cruel, mais il faudrait commencer par abattre plusieurs dizaines de milliers de chèvres, estime Christophe Grenier. On l'a déjà fait sur plusieurs îles et la faune locale a repris». Mais le parc national qui mène quelques programmes d'éradication n'a pas les fonds nécessaires pour ce genre de campagne à grande echelle. En 1994, 88 % du budget de l'Etat alloué aux Galápagos étaient consacrés au développement (routes, ports, aéroports, etc.) contre 12% à la conservation de la nature. Le parc national couvre 97 % de la surface des îles. On y compte seulement quatre-vingts gardes là où il en faudrait le double (un chiffre dont les autorités parlent depuis plus de vingt ans!). Difficile de détacher des équipes anti-chèvres ou anti-rongeurs tout en surveillant les touristes (au moins un guide accompagne chaque bateau de croisière). Et peu de donateurs apprécieraient de financer ce genre de massacres. Ensuite, il faudrait inciter les touristes- dont 80 % ne passent aucune nuit à terre - à rester plus longtemps. «Allonger la durée des séjours à dix jours au minimum. Ce serait un bon moyen de sélectionner les vrais mordus et de les rapprocher des habitants», estime Christophe Grenier. En 1996, 60'000 touristes sont venus, avec une durée de séjour moyen de quatre jours, soit 240'000 nuitées. Avec 30'000 visiteurs passant dix jours, le nombre de nuitées serait proche, mais il y aurait deux fois moins de monde pour déranger la faune et accélérer l'érosion des sols.
FAIRE APPLIQUER LA LOI
Les chalutiers raclent les fonds de la baie de Banks, l'une des zones les plus "protégées", les bateaux usines remplissent leurs filets dans les réserves. «Certains gardes m'ont dit avoir été menacés de mort par des pêcheurs d'holothuries s'ils révélaient ce qu'ils avaient vu, raconte Christophe Grenier. Le véritable problème, ce ne sont pas les lois, mais leur simple application».
La station Darwin est une organisation non-gouvernementale (ONG), elle n'a aucun pouvoir de coercifion. Celui-ci est du ressort exclusif de l'Etat équatorien. Un Etat qui a été inquiété par l'Unesco: en 1995, l'organisme international s'interrogeait pour savoir s'il fallait faire passer les Galápagos de la liste de patrimoine mondial de l'humanité (titre acquis en 1979) à celui de patrimoine mondial en péril.
«Pour sauver cette région, s'interroge Christophe Grenier, peut-être faut-il inventer un droit d'ingérence écologique, et envoyer des "casques verts"».
(1) Conservation contre nature, les îles
Galápagos, Paris, édition IRD, 2000.
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POUR EN SAVOIR PLUS:
- Un site plein d'infos pour avoir des nouvelles des programmes de
recherche et de la marée noire: www.darwinfoundation.org
- Un livre pour replonger dans l'aventure de l'évolution: Darwin
et la science de l'évolution, de Patrick Tort, Gallimard
Découvertes, septembre 2000.