GAZETTE NUCLÉAIRE
189/190, mai 2001
Nuage de Tchernobyl et alimentation du bétail

Par Pierre Azelvandre, 7, chemin de la Hardt, F-68040 Ingersheim


     Un ami microbiologiste me sachant suivre la question de l'utilisation des antibiotiques, notamment dans le milieu de l'élevage, m'envoie un jour copie d'un article paru dans le Bulletin de la société française de microbiologie en juin 1997 (1) et dans lequel par ailleurs il a relevé la formule suivante:
     « Les antibiotiques utilisés sous cette forme [« antibiotiques à but zootechnique »] ne sont qu'une partie des additifs alimentaires administrés en élevage parmi lesquels il faut citer les probiotiques, les enzymes et d'autres substances qui ont une fonction plus éloignée tels que les liants de radionucléides récemment introduits. »
     Que sont ces « liants » ? quels sont les « radionucléides », et quelle est leur origine ? ? « récemment », c'est-à-dire quand ? « introduits » dans quel(s) but(s) ? à la demande de qui ? à la charge de qui ? Ces questions lui semblent d'autant plus importantes que les auteurs, Elisabeth Chaslus -Dancla, I .N. R. A (2) et Jean-Louis Martel, C.N.E.V.A (.3) ne citent aucune source d'information.
     Interrogé sur les raisons de la présence de liants de radionucléides dans les aliments du bétail, un copain spécialisé dans la biophysique nucléaire lui a répondu découvrir cette pratique avec nous; connaissant le dossier Tchernobyl et l'état des sols français, il est possible selon lui que la contamination des fourrages ait été/soit telle à certains endroits (taches de contamination, points chauds ou « hot spots » en anglais) que la viande des animaux qui s'en nourrissent a été/est impropre à la consommation humaine. D'où la nécessité de leur administrer des composés à forte affinité, des «liants », pour le césium 137 (137Cs), par exemple, de sorte que ce « radionucléide » et d'autres soient pris en charge, « liés », et plus facilement éliminés par voie urinaire, et donc qu'ils ne s'accumulent pas dans l'animal destiné à la consommation humaine.
     Tout ceci se tient mais le flou du « récemment» masque-t-il le fait que les pouvoirs publics ont réagi très rapidement, il y a dix ans, ou très tardivement, il y a un an par exemple (l'article a été publié en juin 1997) ? Est-ce que les pouvoirs publics ont pris conscience très tôt de la gravité de la situation et n'ont pas communiqué pour couvrir notre propre industrie nucléaire, ou au contraire est-ce que les pouvoirs publics ont été à ce point insuffisants que dix ans durant ils sont restés dans l'ignorance de faits qui pourtant justifient aujourd'hui encore l'utilisation d'additifs alimentaires supplémentaires ? (Qu'avons-nous consommé dans l'intervalle ? pour quelles conséquences ?)
     Aujourd'hui encore, je n'ai pas la réponse. Seulement ces trois éléments.
     Premièrement, pour Monique Sené, G.S.I.E.N.(4), l'utilisation de liants de radionucléides n'est effective qu'en Norvège, ceci dès l986-1987. Dans le « dossier officiel sur les problèmes norvégiens des années 86, 87, 88 » dont une traduction est parue dans La Gazette nucléaire en 1990 (5), on indique, non sans avoir pris soin de préciser que « la Norvège a, probablement, été la région la plus contaminée de l'Europe de l'Ouest », et de rappeler que les « niveaux d'intervention » dépendent non seulement des impératifs de la santé publique mais également de la réalité socio-économique (6), que:
     «Lait de vache 1987.- [...] dans certains cas, il a même fallu administrer de la bentonite [- • •] » Moutons 1986.- [...] les zones [...] où se trouvaient 27 % des moutons (niveaux de contamination entre 600 et 2000 Bq/kg) ont été classées zone à mesure spéciale. Le niveau en césium a été ramené en dessous des limites en utilisant de la nourriture sans césium pendant des périodes de quatre à huit semaines, en fonction du niveau de contamination. 
suite:
De plus, des concentrés contenant de la bentonite ont été donnés aux animaux. Ces expériences menées par l'Université d'Agriculture de Norvège ont montré que le temps de vie biologique est seulement de 18 jours, beaucoup plus court que celui généralement admis. Pour être tout à fait à l'aise cependant, on a pris un temps de vie plus long (d'abord 24 jours puis 21) pour planifier le programme d'alimentation.»
     Rennes 1987.- [...] Une autre action a été tentée en 1987 mais elle a échoué. Une tablette spéciale pour intestin contenant du bleu de Prusse (un capteur de césium) avait été développé par l'Université et quelques expériences pilotes avaient été menées avec succès avant l'hiver 1986. Avant la saison d'abattage 87/88 on avait produit beaucoup de ces tablettes. Mais cette action préventive n'a pas marché et la raison est que les tablettes se dissolvaient bien plus vite qu'en labo. Une des raisons était la production simplifiée adoptée par l'industrie. Plusieurs méthodes sont à l'étude actuellement, pour trouver la plaquette qui restera assez longtemps dans l 'intestin.»
     Viande de boeuf et de cheval 1986.- [...] En plus d'aliments sans césium, le bétail des zones contaminées a été nourri avec des concentrés contenant de la bentonite, une argile qui permet l'élimination du césium chez les ruminants (7).»
     Viande de bœuf et de cheval 1987.- [...] Dans les zones à précaution, le bétail a été nourri avec des aliments sans césium, avec en plus l'adjonction si possible de concentrés avec 5% de bentonite. »
     Deuxièmement, pour Laurent Thiaucourt, Costal (8), dans la communauté européenne (C.E.) « ce sont les pays d'Europe du Nord [Suède ? Finlande ?] qui ont été à l'origine de cette introduction pour protéger leur bétail consommant des fourrages irradiés par le nuage de Tchernobyl. [...] À [sa] connaissance, bien que l'arrêté ait été transcrit dans le droit français, aucune utilisation n'en a été faite en France. » Toutefois, dans un « Recueil Syncopac (9 )» on décrit l'hexacyanoferrate d'ammonium ferrique comme liant de césium (137Cs et 134 Cs) chez les ruminants et les suidés, domestiques et sauvages, sans limite d'âge, en précisant que « la quantité [...] dans la ration journalière doit être comprise entre 10 mg et 150 mg par 10 kg de poids animal » ceci suivant l'arrêté C.E. du 27 novembre 1998. Et la directive 96166/C.E. de la commission du 14 octobre 1996 d'expliquer « que l'accident de Tchernobyl a provoqué des retombées de césium radioactif qui ont contaminé le fourrage dans certaines régions du nord de l'Europe; que, afin de protéger la santé humaine et animale et de mettre en place des mesures préventives face à une pollution par des nucléides de césium radioactifs, il y a lieu de créer un nouveau groupe d'additifs, à savoir, les « liants de radionucléides »; qu'un nouvel additif qui permet de réduire fortement l'absorption de nucléides de césium par les animaux appartenant à ce groupe a été expérimenté avec succès dans certains états membres; qu'il convient d'autoriser provisoirement ce nouvel additif sur le plan national en attendant qu'il puisse être admis au niveau communautaire ».
     Troisièmement, pour les « liants » comme pour le reste, les voies françaises et C.E. de la communication sont archibouchées. Beaucoup n'ont toujours pas reçu mes courriers. En tout cas n'y ont toujours pas répondu. Et ce n'est certainement pas pour se consoler d'être hors C.E. que les Norvégiens s'adonnent aux travaux pratiques. À suivre...
p.10
Notes

(1) E. Chaslus-Dancla & J.-L. Martel (1997). Résistance aux antibiotiques chez les animaux d'élevage. Bull. Soc. Fr. Microbiol., 12 (2): 152159.
(2) Institut national de la recherche agronomique.
(3) Centre national d'études vétérinaires et alimentaires.
(4) Groupement de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire.
(5) Gazette, traduction (1990). Conséquences économiques de l'accident de Tchernoby1 en Norvège pour les années 1986 et 1987. La Gazette nucléaire (100): 19-23.
(6) " Mi-mai 1986, les autorités ont fixe le seuil autour de 1000 Bq/kg en iode 131 et 300 Bq/kg en césium 137. Le 20 juin 1987, ces niveaux ont été ajustés à 370 Bq/kg dans le lait et les aliments pour enfants, 600 Bq/kg dans les autres aliments."
Ces niveaux concernent la somme césium 137 et 134.
Le 20 novembre 1986 les autorités ont remonté la limite pour la viande de renne et de gibier (6000 Bq/kg toujours pour la somme césium 134 et 137).»
En juillet 1987, la limite pour les poissons a été aussi fixée à 6000 Bq/kg (Cs 134 + Cs 137). »
(7) Le cheval norvégien est décidément bien mal en point qui se retrouve polygastrique !
(8) Fabricant bas-rhinois d'aliments pour bétail. Courrier adressé à l'auteur daté du ler décembre 2000.
(9) Recueil Syncopac [Fédération nationale des coopératives de production et d'alimentation animale] «Réglementation aliments pour animaux », mai 1999, partie 3B, page 47, annexe 2.P « Liants de radionucléides ».


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