Il existe une étroite relation entre la politique américaine et française dans le domaine des armements nucléaires, entre la signature du Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (CTBT) d'une part et la continuation du programme de recherche militaire d'autre part. La signature du Traité d'interdiction complète des essais nucléaires a été associée dès l'origine à la possibilité de continuer des essais en laboratoire. Si l'acceptation du CTBT signifie l'arrêt des explosions souterraines, il serait hasardeux d'en déduire une élimination prochaine des arsenaux nucléaires. En réalité, il s'agit bien «d'un marchandage avec le diable» car si pour le pays qui n'appartiennent pas au club des 5 puissances nucléaires, cela signifie bien l'arrêt du tout programme militaire, en revanche pour les Etats du «club nucléaire», cette signature a été associée à l'acceptation de recherches en laboratoire. Cela signifie donc le maintien des armes existantes, éventuellement le développement d'un nouveau type d'armes nucléaires.
En réalité il est juste d'affirmer que le programme SS & M aux Etats-Unis (a) et Mégajoule en France (b) relancent une nouvelle course aux armements nucléaires. Il ne s'agit pas moins d'assurer la pérennité des armes atomiques pour les vingt , vingt-cinq ans à venir. Selon une interprétation restrictive, le CTBT doit arrêter la prolifération verticale et horizontale et donc «toute expérimentation nucléaire». Malheureusement, peu de gens se soucient de la compatibilité des programmes militaires SS & M et Mégajoule avec une volonté réelle de bannir les armes nucléaires dans un proche avenir.
Voici les principales raisons qui s'opposent à la poursuite des essais en laboratoire et notamment à la construction du laser Mégajoule qui est la pièce maîtresse du programme de simulation lancé par la France après l'abandon des essais atomiques à Mururoa.
1) Le programme Mégajoule comme le projet américain
violent l'esprit et les intentions et par certains aspects, la lettre même
du CTBT et. en conséquence, mettent en péril l'entrée
en vigueur et le respect du Traité. Celui-ci peut être perçu
par certaines nations - c'est le cas de l'Inde et du Pakistan à
l'heure actuelle -, comme un moyen de maintenir la suprématie des
pays à technologie avancée et empêcher les autres pays
d'y avoir accès. Les expériences qui impliquent des micro-explosions
thermonucléaires (NIF aux USA et Mégajoule en France) ainsi
que la manipulation de matériaux radioactifs sensihles (plutonium,
uranium 235 enrichi, etc.) peuvent difficilement être conciliables
avec l'option zéro du CTBT.
2) Le programme Mégajoule planifie la conception et le
renouvellement de têtes nucléaires, plus sûres et plus
fiables, soit par de simples modifications des composants des armes existantes,
soit par une optimisation de leurs performances. La sincérité
des Etats nucléaires à s'engager de bonne foi vers l'élimination
à terme des armes nucléaires peut être sérieusement
mise en doute.
Lors de la négociation du Traité de
non-prolifération (TNP), les Etats non nucléaires renonçaient
à l'arme nucléaire avec en contrepartie deux engagements:
- premièrement, les États nucléaires s'engageaient
à aider les Etats renonçant à ces armes à acquérir
les technologie nucléaires (article IV)
- deuxièmement, les Etats nucléaires promettaient de
négocier la fin de la course aux armes nucléaires et l'élimination
de leurs arsenaux nucléaires (article VI)
Ces deux engagements ont été réaffirmés
en 1995 au moment d'étendre indéfiniment la durée
du Traité de non-prolifération. Conformément à
l'article VI. la signature par les Etats nucléaires du CTBT en 1996
devait impliquer la poursuite de la réduction de leur stock d'ogive
nucléaires avec le but ultime d'éliminer totalement et définitivement
les armes nucléaires.
Ces engagements ont été rappelés solennellement
par la Cour Internationale de Justice de la Haye dans l'Avis qu'elle rendit
le 8 juillet1996. A l'unanimité, la Cour a décidé
que l'interprétation de l'article VI implique «qu'il doit
exister l'obligation de poursuivre de bonne foi les négotiations
qui devront aboutir à une conclusion conduisant à un désarmement
nucléaire sous tous ses aspects et ceci sous un strict et réel
contrôle international».
Pendant la guerre froide, le TNP a été
pratiquement vidé de sa substance par les 5 puissances nucléaires.
Pour lutter contre la prolifération d'armes de destruction massive
(on pense aussi aux armes chimiques ou bactériologiques), elles
ont pris l'option de pérenniser l'arme nucléaire et donc
d'assurer sa maintenance et son renouvellement, ceci en contradiction avec
l'article VI du TNP.
Aux États-Unis, le «Green Book», déclassifié
en 1996, décrit en détail comment le programme SS & M
facilitera la maintenance des armes nucléaires et également
la refabrication d'un nouveau type d'armes. Nous sommes bien loin de la
première étape souhaitée une force stratégique
nucléaire résiduelle certes, mais de dissuasion uniquement,
maintenue en l'état avec des modifications minimales, tout en préparant
une élimination totale des armements nucléaires suivant un
calendrier précis.
3) Le programme Mégajoule complique l'organisation des vérifications relatives aux réductions effectives d'armements par la construction de nouveaux laboratoires et l'adoption d'équipements à double usage (générateurs à rayons X, ordinateurs massivement parallèles...).
4) Le laser Mégajoule peut également activer la conception d'armes nucléaires de quatrième génération du fait du lien étroit créé entre les laboratoires de recherche et leurs applications militaires potentielles. Ainsi, les recherches sur l'antimatière ou sur l'hydrogène métallique (probablement l'explosif le plus puissant qu'il soit possible de concevoir) seraient possibles grâce au laser Mégajoule. Cette simple possibilité constitue une véritable provocation pour les États de faible niveau technologique. Une gestion civile du laser Mégajoule ne changerait pas la nature du problême car les liens entre recherche civile et militaire subsisteraient. En cas de difficulté, il est clair qu'un arbitrage trancherait en faveur des militaires.
5) Le Mégajoule accentuera le phénomène de militarisation de la science or ces nouveaux laboratoires, dans un contexte de désar-mement, devraient eux aussi être reconvertis. Ce phénomène nous éloigne un peu plus de la mise en oeuvre d'une réduction mondiale du niveau d'armement.
6) On ne peut plus exclure la possibilité que les programmes américains et français entraînent la fuite d'informations sensibles sur les armes nucléaires et rendent donc encore plus cruciaux les problèmes de prolifération qui constituent l'un des plus grands dangers pour l'humanité.
7) Si la raison essentielle justifiant la construction du laser Mégajoule est «d'attirer les scientifïques de très haut niveau» (c) alors il faut mettre ces meilleurs cerveaux au service dle la communauté internationale pour contrôler le processus de désarmement nucléaire. De ce point de vue, l'expertise et la compétence des scientifiques français seraient des atouts indéniables dans la réussite d'un désarmement universel et contrôlé. L'Union européenne pourrait renforcer diplomatiquement cette position qui représenterait alors une alternative au niveau mondial à l'attitude nord-américaine.
8) Il ne faut pas oublier que certains militaires se comptent au nombre des opposants au laser Mégajoule. Ils souhaitent une autre orientation stratégique prenant en compte le nouveau contexte post-guerre froide. Les conflits actuels exigent des forces de maintien de la paix au niveau régional. Dans les guerres civiles qui ensanglantent notre planète, les armes de destruction massive ne sont pas d'une grande utilité. Ainsi, les marins n'hésiteront pas à choisir un quatrième sous-marin nucléaire ou un second porte-avions, capable de projeter une force opérationnelle à l'autre bout du monde, plutôt qu'un «Méga-joujou-le» aussi inutile que coûteux.
La fin de la guerre froide offre une chance historique à l'humanité
de se débarrasser des armes nucléaires. Depuis la signature
du TNP et dii CTBT, il faut reconnaître que quelque chose de fondamental
a changé. L'existence et l'ampleur des programmes SS & M américain
et Mégajoule en France viennent contredire les efforts en faveur
d'un désarmement global et démontrent le profond mépris
du lobby nucléaire à l'égard des opinions publiques.
A terme, ces programmes compromettent une politique de non-prolifération.
Certes les traités internationaux sont nécessaires, mais
à trop se focaliser sur cet unique aspect, on risque d'oublier que
la réduction des stocks d'armes nucléaires détenus
par les grandes puissances est le seul moyen de parvenir à leur
élimination. Le réseau Abolition 2000 qui rassemble plus
de 1'000 associations au niveau mondial, veut promouvoir un véritable
désarmement nucléaire, à l'instar des conventions
interdisant désormais les armes chimiques et bactériologiques.
L'objectif de ce réseau mondial est d'obtenir, d'ici l'an 2000,
un plan et un calendrier de désarmement nucléaire. Ce réseau
demande l'arrêt des recherches sur les armes nucléaires, l'arrêt
des expériences en laboratoire et l'inspection internationale de
tous les sites sensibles ainsi que la fermeture définitive des bases
souterraines, notamment celle du Nevada Test Site aux USA en particulier.
Abolition 2000 est donc un défi lancé au SS & M et au
Mégajoule.
Nous sommes à un tournant historique, l'histoire du 21 ème
siècle n'est pas encore écrite. A nous de prendre la plume.
A nous d'inscrire dans le temps, la paix des générations
à venir.
(a) SS & M: Stockpile Stewardship and Management Program
(programme américain de recherche pour l'armement nucléaire).
Ce programme prévoit pour 2003 l'installation de lasers de forte
puissance, le NIF (National Ignition Facility), pour créer
de micro-explosions thermonucléaires en laboratoire.
(b) Mégajoule installation prévue en France en
2010 de 240 faisceaux lasers de puissance analogue au NIF américain.
Actuellement, la LIL (Ligne d'intégration Laser) est en phase d'achèvement
au Barp (fin des travaux en 2001) et correspond à une étude
de faisabilité du Mégajoule avec seulement 8 faisceaux.
(c) Propos de Daniel Verwaede, directeur du programme de simulation
au CEA recueilli par Silvestre Huet. Libération. 17 décembre
1997.