GAZETTE NUCLEAIRE
DOSSIER TCHERNOBYL

II / LE POINT DE VUE D'UNE GÉNÉTICIENNE
SUR LES CONSÉQUENCES SANITAIRES EN BÉLARUS

Nous publions un large extrait d'un rapport intitulé Conséquences différées de la catastrophe de Tchernobyl: bilan 11 ans après, de la généticienne Rosa Goncharova, de l'institut de Génétique et de Cytologie, Académie Nationale des Sciences de Bélarus (27, Akademicheskaya St. 220072, Minsk, Belarus E-mail aby@biobel.bas-net.by). Ce rapport a été présenté à Genève lors du colloque des 13 et 14 novembre 1997 consacré à Santé et information: des incertitudes aux interventions dans les régions contaminées de Tchernobyl, organisé par le Centre universitaire d'écologie humaine et des sciences de l'environnement. Il a aussi été publié intégralement dans les actes du colloque Ecologie humaine après Tchernobyl, Minsk (25-27 avril 1998).
Dans ce texte le Pr. R. Goncharova rappelle d'abord qu'une fraction importante des rejets radioactifs dispersés dans l'atmosphère après l'accident de Tchernobyl est retombée sur le Bélarus dont 23% du territoire est contaminé en Cs 137 au-dessus de 1 Ci/km2 (37 kBq/m2) avec une contamination de la quasi totalité du territoire par l'iode 131 (Rolevich et al, 1996). D'après les calculs, les doses moyennes cumulées par la population depuis 1986 (Kenigsberg et al, 1995) seraient très faibles, (13 mSv dans les districts ruraux les plus contaminés de la région administrative de Gomel), mais R.Goncharova souligne que ces valeurs sont notablement sous-estimées comme le montrent d'autres estimations (Krivoruchko, 1997) (Dubina, 1997) pour qui des habitants de cette région auraient reçu de 20 à 250 mGy rien que dans les 10 premiers jours après l'accident. Des résultats récents concernant les doses d'irradiation externe déterminées à partir de mesures directes par RPE (résonance paramagnétique électronique) sur l'émail dentaire provenant d'habitants de régions contaminées (Keirim-Markus et al, 1995) confirment cette hypothèse de sous-estimation des doses.
R. Goncharova rapporte les résultats de son groupe (Goncharova 1996, Goncharova et al, 1995,1996,1997) concernant les anomalies génétiques observées après la catastrophe de Tchernobyl dans deux classes animales, chez des petits mammifères, (rongeurs) et chez les poissons (carpes) dont nous résumons ci-après les aspects qui nous paraissent les plus importants. Elle donne également une vue d'ensemble des effets sanitaires affectant la population et c'est cette partie que nous donnons ensuite sous le titre Effets à long terme sur la santé de la population en Bélarus.

Resumé succinct des études de R. Goncharova et de ses collaborateurs.

Les rongeurs
Les études portent sur des espèces sauvages et sur des souris de laboratoire. Les campagnols roussâtres gîtent dans des zones contaminées à divers niveaux de contamination surfacique et sont soumis à une exposition chronique tant interne, par la nourriture, qu'externe par les dépôts au sol. Les observations portent à la fois sur les mutations des cellules somatiques (effets cytogénétiques dans les cellules proliférantes de la moelle osseuse) et sur les mutations des cellules terminales. Elles ont montré une augmentation de la fréquence des mutations tant dans les cellules somatiques que germinales. R. Goncharova souligne l'importance de l'étude des tests génomiques (tels que la polyploïdie quand le noyau d'une cellule comporte un nombre de chromosomes supérieur à la normate) qui se révèlent plus sensibles que les aberrations chromosomiques vis-à-vis de l'augmentation de la radioactivité ambiante.
Un des résultats importants de ces études sur les rongeurs est qu'il n'y aurait pas d'adaptation génétique à l'effet mutagène des rayonnements car la fréquence des mutations continue à croître dans les générations successives au-delà de la 10ème génération bien que la charge incorporée (en Bq/kg) ait diminué depuis 1991.
Une autre conclusion de R. Gonebarova est qu'une exposition chronique à faible dose combinant irradiation externe et irradiation par contamination interne induirait plus de mutations que ce qui est prédit à partir de l'extrapolation des fortes doses vers les faibles doses.

Les poissons
Les carpes vivent dans un étang à 200km de Tchernobyl dont le fond a été contaminé par les retombées. Il est exempt de tout autre polluant (mouillants tensio-actifs, DDT, pesticides, métaux lourds etc.). R. Goncharova et al étudient les capacités reproductrices de carpes qui sont marquées par un colorant et sont ainsi suivies depuis 1986 ainsi que leur descendance.
Il est montré que le degré de fertilisation, et après éclosion, le nombre d'embryons et d'alevins, d'alevins survivants, la fréquence d'anomalies morphologiques et cytogénétiques aux stades précoces du développement, l'indice mitotique (quand les chromosomes se divisent en deux), tous ces paramètres caractéristiques de la reproduction dépendent de la concentration en radionucléides des substances sexuelles des carpes parents (oeufs et laitance). Ainsi le degré de fertilisation décroît en fonction de la charge incorporée des carpes alors qu'augmentent la fréquence des anomalies morphologiques chez les descendants, celle des aberrations chromosomiques chez les embryons (à un stade particulier de l'embryogenèse) et ces relations peuvent être décrites par des droites. Les coefficients de corrélation bien que faibles sont statistiquement significatifs. Il en est de même pour d'autres facteurs le nombre d'embryons et d'alevins survivants, etc.
Les effets défavorables observés aux premiers stades du développeinent des descendants sont donc radioinduits bien qu'il s'agisse de doses internes faibles absorbées d'une façon chronique par les carpes parents. Ainsi il est montré qu'il n'y a pas de seuil pour ces effets aux faibles doses.

EFFETS A LONG TERME SUR LA SANTÉ DE LA POPULATION EN BÉLARUS
Rosa Goncharova

D'après l'Institut de Biophysique de l'Académie des Sciences de l'URSS (Directeur L.A. Iline) et le Projet International de Tchernobyl (1991) réalisé sous l'égide de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA), la seule conséquence négative prévisible pour la santé suite aux retombées radioactives de Tcher-nobyl serait une très faible augmentation des cancers de la thyroïde, pratiquement impossible à distinguer des cancers spontanes.

En réalité, on a observé dès 1990 une augmentation significative des cancers de la thyroïde de l'enfant en Bélarus et en 1996 on avait déjà diagnostiqué et opéré plus de 400 enfants de cette tumeur maligne. Une augmentation similaire, bien que relativement moins importante, a été constatée en Ukraine et en Russie. Il a pourtant été nécessaire d'attendre six ans pour que les organismes scientifiques internationaux admettent la réalité de l'énorme augmentation de ce cancer, et admettent l'existence d'une relation entre cette augmentation du nombre des tumeurs malignes et l'irradiation subie suite à la catastrophe de Tchernobyl.

Ce désaccord capital entre le nombre de cancers apparus chez ceux qui étaient des enfants au moment de l'accident et le nombre de cancers et les temps de latence qui étaient prévus d'après les modèles courants de projection du risque et la dosimétrie standard de la thyroïde, a clairement mis à jour une crise profonde au sein des instances officielles de la radiobiologie.

Leucémies et cancers
La leucémie est considérée comme un bon marqueur biologique vis-à-vis des radiations ionisantes et l'excès de mortalité par leucémie a été étudié au Japon depuis 1950 sur les survivants des bombardements atomiques de 1945.

Jusqu'en 1995, aucune augmentation des hémoblastoses par rapport à l'incidence naturelle, n'a été enregistrée suite à Tchernobyl dans trois pays concernés par les retombées (Bélarus, Ukraine et Russie) y compris pour les leucémies chez les enfants (Ivanov et al 1996,1997). Sur cette base il a été affirmé au cours de la Conférence Internationale de l'AIEA "One Décade after Chernobyl" (Vienne, 1996) qu'en résumé, il n'avait été décelé à ce jour aucune augmentation significative de l'incidence des leucémies, même parmi les liquidateurs, ni aucune augmentation d'incidence de n'importe quelle autre tumeur maligne, mis à part le cancer de la thyroïde.

Pourtant, lors de cette même conférence A.E. Okeanov a présenté des résultats indiquant un doublement de l'incidence des leucémies et d'autres cancers chez les liquidateurs de Bélarus. Les cancers dont l'incidence était supérieure à celle attendue, étaient ceux de la vessie, de la thyroïde chez l'adulte, et les leucémies (Okeanov, Polyakov, 1996). Par ailleurs, dans la région administrative de Gomel, la région la plus contaminée de Bélarus, on note dans la population une augmentation de la morbidité pour diverses tumeurs malignes cancer du côlon, du rectum, cancer du poumon, cancer de la vessie, du rein, ainsi que les cancers de la thyroïde et du sein chez la femme (Okeanov, Yakimovich, 1996).

Une augmentation significative des leucémies dues aux radiations a été signalée chez les liquidateurs en Russie (Tsyb, 1997).

Une étude greco-américaine indique qu'en Grèce, suite aux retombées radioactives de Tchemobyl ayant affecté ce pays, l'incidence de la leucémie infantile [NdT bébés de moins d' 1 an) a augmenté d'un facteur 2,6 chez des enfants irradiés in utero par rapport à l'incidence observée chez des enfants non exposés in utero. Les auteurs ont considéré comme exposés in utero les enfants nés au cours du deuxième semestre de 1986, du premier semestre de 1987, et la plupart de ceux nés au 2ème semestre de 1987, et comme non-exposés les enfants nés entre 1980 et 1985, ou ceux nés entre 1988 et 1990 (Petridou et al, 1996) [1]. La leucémie infantile est reconnue comme étant une forme particulière de cette maladie, associée à une altération génétique, à savoir une anomalie spécifique de la bande chromosomique 11g 23.

En Grèce, la contamination par le Csl37 était de 100-1000 Bq/kg (ou 30-300 kBq/m2), l'exposition moyenne aux rayonnements a été estimée à environ 2 mSv. Ainsi, pour les auteurs ces très faibles doses de rayonnements reçues au cours de la grossesse peuvent provoquer des leucémies chez les enfants.

En fait, dès aujourd'hui les données dont nous disposons contredisent les affirmations exprimées à Vienne en 1996 sur les prévisions en ce qui concerne les tumeurs malignes. J'estime que la situation actuelle avec apparition de leucémie et de tumeurs solides dans les régions contaminées par les retombées radioactives est analogue à la situation de 1990 lorsque l'augmentation des cancers de la thyroïde enregistrée chez les enfants était contraire aux prévisions du Projet International Tchernobyl.

Si l'on tient compte de ces données et du fait que les doses externes de rayonnement gamma, lorsqu'elles sont correctement mesurées, s'avèrent être plusieurs fois supérieures aux estimations calculées les plus élevées (Keirim-Markus et al, 1995), il faut admettre que les populations qui vivent dans les régions contaminées sont exposées à un risque sérieux dû aux radiations.

Il faut néanmoins reconnaître que les prévisions concernant l'impact radiologique majeur des retombées radioactives de Tchernobyl (nombre de cas de cancers à long terme) sont imprécises, elles sont basées sur les études antérieures d'irradiation à fortes doses de rayonnement, les survivants japonais des bombes atomiques. On discute encore actuellement de questions relatives à la relation effet-dose, comme de savoir si elle est linéaire dans le domaine des faibles doses ou s'il existe un seuil [2]. D'après les données les plus récentes sur la mortalité par cancer chez les survivants japonais, la relation effet-dose est linéaire pour les cancers solides jusqu'à une dose de 3 Sv. Pour la leucémie elle n'est pas linéaire et ainsi le facteur de risque pour une dose d'irradiation de 0.1 Sv est le 1/20ème de celui correspondant à une dose de 1 Sv (Pierce et ai. 1996).

Les études épidémiologiques ont montré l'augmentation significative de l'apparition de cancers après une irradiation dans un domaine de dose de 100 mSv et plus. Il faut noter qu'après l'accident de Three Mile Island aux Etats-Unis (1979) Hatch et al (1990) ont trouvé une association positive entre l'augmentation de l'incidence des cancers, y compris du poumon et des leucémies, et les doses d'irradiation accidentelle (la dose reçue par la population a été estimée à environ 1 mSv) de même que Wing et al (1997) qui ont réévalué l'incidence des cancers au voisinage de la centrale. Wing et al concluent que leur étude confirme l'hypothèse d'une relation entre l'augmentation de l'incidence des cancers et les doses de rayonnement dues à l'accident [3]

Développement mental

Les études réalisées dans le cadre de l'IPHECA [Programme international sur les effets sanitaires de l'accident de Tchernobyl] ont mis en évidence l'arrêt du développement mental et les troubles du comportement et du caractère chez des enfants exposés in utero aux rayonnements de Tchernobyl (Kreisel et al 1996). Cependant, la portée de cette étude est limitée, car elle ne fournit aucune donnée concernant la dosimétrie pour chaque enfant pris individuellement.
Cataractes
Une des conséquences reconnue des rayonnements ionisants au niveau de l'oeil est la cataracte. Ce type de lésions a été constaté parmi les suvivants de Hiroshima et Nagasaki. Il faut noter qu'en république de Bélarus, une incidence élevée de cataractes primaires a été constatée en 1993 et 1994 parmi les habitants des zones contaminées. Le tableau 1 indique que les plus touchés sont les personnes évacuées et les liquidateurs
.
Tableau 1
Début de l'apparition d'une cataracte en Bélarus (pour 100000 personnes)
                                                                                                habitants des zones contaminées
 années                 habitants                 liquidateurs     évacués
                 (adultes et adolescents)                                                 >l5Ci/km2     l-l5Ci/km2
 1993                     136,2                     281,4*            354,9*            225,8*         189,6*
 1994                     146,1*                   420,0*            425,0*            365,9*          196,0*
 * Différences statistiquement significatives par rapport aux valeurs moyennes dans la population de la république de Bélarus. (Ecological, medicobiological and socio-economic consequences of the Chernobyl NPP Disaster in Belarus, Ed. E.F.Konoplya, I-V.Rolevich, Minsk, 1996)

Les informations plus récentes sur cette pathologie de l'oeil montrent que cette cataracte serait d'origine stochastique plutôt que déterministe (Worgul et al 1996). La dose capable d'induire une cataracte serait égale à 2 Gy pour une irradiation aiguë. Cependant, le suivi des personnes soumises à des examens tomographiques montre qu'une exposition aux rayons X entre 0,1 à 0,3 Gy peut provoquer des cataractes (Worgul et al 1996).

A ce propos, il faut souligner que, chez la souris, une dépendance linéaire de la fréquence des opacités du cristallin a été constatée pour des doses très faibles de rayons X, soit 2 à 45 mGy (Streffer. Tanooka, 1996). Pratiquement toute la population du Bélarus a reçu au cours des dernières années une irradiation supplémentaire égale ou supérieure à ces valeurs. Ainsi Cardis et al ont rapporté à Vienne (1996) qu'entre 1986 et 1995, la dose moyenne efficace reçue par les populations vivant dans les zones à contrôle strict, contaminées par 555 kBq/m2 (15 Ci/km2), était de 50-60 mSv, et en zones moins contaminées, 6 à 20 mSv.

En conclusion:    Si l'on tient compte des incertitudes qui règnent sur les relations dose-effet dans le domaine des doses faibles et chroniques, et du fait que toute la population du Bélarus a été exposée à une radioactivité accrue depuis 1986, seul un suivi à long terme de pratiquement l'ensemble de la population du Bé-larus, avec reconstruction individuelle des doses accumulées sur une longue période, serait à même d'estimer correctement l'effet des retombées de Tchernobyl sur l'incidence des cancers et d'autres maladies.

Effets génétiques au niveau des cellules germinales

Au niveau national en Bélarus le suivi a été mis en place par le professeur J.L. Lazjuk [4] et il fonctionne depuis 1979. Ce suivi est comparable à celui d'Eurocat et au registre de l'international Clearinghouse, tant pour les anomalies congénitales à déclaration obligatoire (anencéphalies, ménigocèles, bec de lièvre ou autres dysraphies de la face, polydactylie, anomalies ou absence des membres, atrésie de l'oesophage ou de l'anus, trisomie 21 et, séparément, le groupe des malformations multiples), que pour le système informatique. Les études de Lazjuk (1996), basées sur le programme national de suivi génétique en Bélarus, montrent que "depuis 1986, la fréquence des Malformations Congénitales à Déclaration Obligatoire sur le tterritoire national a augmenté de façon significative dans toutes les régions de Bélarus. L'augmentation a été la plus forte dans les régions du pays où la contamination par le CsJ37 atteint 15Ci/km2 (555 kBq/m2 ). Les anomalies enregistrées chez les embryons, les foetus et les nouveaux-nés, dépassent considérablemcnt les prévisions de la Commission Internationale de Protection Radiologique" (Lazjuk, 1996).

Comme le montre le Tableau 2, l'augmentation du nombre d'enfants présentant des malformations congénitales ou héréditaires à déclaration obligatoire (MCDO) est de 24% dans les régions soi-disant propres. Dans les régions contaminées en césiuin 137 de 1 à 5 Ci/km2, cette augmentation par rapport à la période avant Tehernobyl est de 30% et dans les régions où la contamination surfacique est de 15 Ci/km2 ou davantage, l'augmentation atteint 83%.

Tableau 2
Fréquence (pour 1000 naissances)
des malformations congénitales à déclaration obligatoire
pour 3 sortes de zones en Rélarus de 1982 à 1992.
année                    Zones contaminées             Zone
d'observation         dès fin avril 1986             témoin
                         l-5Ci/km2     >l5Ci/km2
1982                      5,74             3,06             5,62
1983                      3,96             3,58             4,52
1984                      4,32             3,94             4,17
1985                      4,46             4,76             4,58
l982 à 1985            4,61             3,87             4,72
1987                      5,54             8,14             5,94
1988                      4,62             8,61             5,25
1989                      6,32             6,50             5,80
1990                      7,98             6,00             6,76
1991                      5,65             4,88             5.52
1992                      6,22             7,77             5,89
1987 à 1992          6,01             7,09*            5,85*
Coefficient
d'augmentation        1,3               1,8                1,2
*p< 0,05 (Lazjuk et al, 1996)

Les statistiques officielles (Tableau 3) mentionnent le nombre d'enfants nés avec des malformations congénitales (MC) pour 1000 naissances, dans les services d'obstétrique de l'ensemble du territoire de la République du Bélarus.

Tableau 3.
Nombre absolu des malformations congénitales (MC),
et fréquence de ces malformations en fonction
des naissances en Bélarus (Statistiques officielles)
année         Nombre absolu de             Fréquence pour
             Malformations congénitales     1000 naissances
 1985             2101                                     12,5
 1986             2273                                     13.2
 1987             2262                                     13,8
 1988             2276                                     13.9
 1989             2273                                     14,8
 1990             2395                                     16,8
 1991             2146(261)*                           16,2(18,2)**
 1992             2180(367)*                           17,0(19,9)**
 1993             2009(400)*                            l7,0(20,4)**
 1994             1968(523)*                            17,7(22,4)**

(  )* nombre des interruptions de grossesse pour indications génétiques
(  )** fréquence globale des malformations congénitales pour 1000 naissances, y compris les avortements thérapeutiques.
 

Ces données proviennent de l'institut de Recherche pour les Malformations Congénitales et les Maladies Héréditaires du Ministère de la Santé Publique de la République de Bélarus.
Elles montrent une augmentation considérable de la fréquence des malformations dans le pays: elles passent de 12,5 pour 1000 en 1985 à 17.7 pour 1000 en 1994 (Lazjukl, 1996). Si l'on tient compte des avortements thérapeutiques réalisés après dépistage de malformations en cours de grossesse (cela a représenté plus de 1500 interruptions de grossesse thérapeutiques de 1991 à1994), la fréquence des anomalies du développement embryonnaire n'est pas stabilisée. Elle continue à augmenter, passant de 18,2 en 1992 à 22.4 pour 1000 grossesses en 1994.
Dans le tableau 4, Lazjuk (1996) compare des doses moyennes, c'est à dire la valeur moyenne de la dose efficace engagée [correspondant à la dose d'irradiation externe et à la contamination interne] dans les villages des parents des enfants qui présentent le plus de malformations congénitales. Les auteurs ne trouvent pas de rapport direct entre la fréquence des malformations congénitales et la dose reçue par la mère ou les deux parents, avant la conception du foetus. Il faut cependant noter que l'étude de la variation de la dose individuelle dans des zones contaminées a montré que l'irradiation individuelle peut être jusqu'à 5 ou 6 fois plus élevée chez certains individus que chez d'autres (Keirim, Markus et al, 1995).

Tableau 4
Fréquence des malformations congénitales
dans les zones contaminées en Cs 137
                                                    Fréquence des malformation
Dose reçue par les mères                        congénitales
    (1986-1988) en cSv            pour 1000 naissances (1987 à 1989)
 0,8 à 1,3                                                 7,02
 l,4 à 2,3                                                  8,67
 2,4 à 5,2                                                 8,14

Étant donné l'absence de corrélation significative entre la fréquence des malformations congénitales et la dose de rayonnement reçue suite à Tchernobyl, Lazjuk fait l'hypothèse que ses données, en particulier l'augmentation importante des malformations d'origine multifactorielle dans des régions "propres", indiquent que les anomalies du développement embryonnaire dans la population de Belarus ne sont pas seulement causées par le rayonnement. Il évoque. outre les rayonnements ionisants, la possibilité d'autres facteurs additionnels tels qu'un régime alimentaire déficient, l'augmentation des polluants chimiques, l'abus d'alcool des populations en âge de procréer, et autres facteurs.

Cependant. l'augmentation brutale des malformations congénitales à déclaration obligatoire survenue après 1986 et qui se poursuit année par année de manière continue depuis lors, impose à mon avis une interprétation tout à fait différente. En effet, il faut tenir compte des facteurs suivants:
1. Les régions soi-disant "propres" sont, elles aussi, contaminées par des radionucléides. Le mythe des régions propres obnubile beaucoup les chercheurs.
2. La forme des courbes qui expriment la relation dose-effet n'est pas connue au niveau des très faibles doses reçues d'une façon chronique. Il semblerait qu'un plateau apparaisse sur ces courbes. C'est pourquoi, à très faibles doses, la fréquence des malformations congénitales pourrait ne pas augmenter d'une façon monotone en fonction de la dose.
3. Le régime alimentaire des populations du Bélarus entre 1986 et 1989 est resté le même malgré les efforts entrepris pour améliorer l'état de nutrition des habitants des zones contaminées.
4. Durant ces années l'économie a été en crise et la quantité des polluants émis par l'industrie a baissé par la force des choses alors que les malformations congénitales ont continué à augmenter.

Ces arguments permettent de considérer que l'augmentation dramatique des malformations congénitales est indiscutablement une conséquence des retombées radioactives de Tchernobyl. Le désaccord entre les observations de Lazjuk et al et celles faites sur les enfants japonais dont les parents ont souffert des bombardements atomiques semble être dû à des conditions d'irradiation totalement différentes qui ont résulté du désastre de Tchernobyl et des explosions atomiques.

Des travaux très importants ont été publiés par une équipe associant des chercheurs du Royaume-Uni, du Bélarus et de Russie (Dubrova et al, 1996) sur la fréquence des mutations observée chez les enfants dont les deux parents vivent en permanence depuis la catastrophe dans la région de Moguilev en Bélarus. Le niveau de contamination surfacique varie de 1 à 15 Ci/km2 sur le territoire étudié. Les doses reçues par les parents ne sont pas connues d'une façon précise. cependant le niveau de contamination du sol en césium 137 est un indicateur satisfaisant concernant la dose collective. Le groupe étudié comprend des enfants de 79 familles, nés de février à septembre 1994.

Etant donné que l'ensemble du territoire de Bélarus est contaminé, le groupe témoin a été choisi au Royaume-Uni et comporte 105 familles. Les mutations des bandes minisatellites sur les chromosomes étaient deux fois plus fréquentes chez les enfants des régions contaminées de Moguilev que chez ceux du Royaume-Uni.

Par ailleurs le nombre total des mutations minisatellites s'est avéré 1.5 fois plus élevé pour les enfants des zones les plus contaminées par le Cs 137, par rapport à celui des zones moins contaminées. Ainsi il a été trouvé que la fréquence des mutations est corrélée au niveau de contamination du sol[5]

Cette étude amontré un doublement statistiquement significatif de la fréquence des mutations dans les cellules germinales des parents exposés aux radiations. Il faut noter qti'il s'agit d'une augmentation tout à fait inattendue de la mutabilité causée par des radiations ionisantes, Neel (1990) estime que la dose qui induit un doublement des mutations au niveau des cellules germinales dans une population humaine, avec répercussions graves sur la santé des descendants, correspondrait à 1 Gy.

Quelles doses ont reçu les habitants de la région de Moguilev entre 1986 et 1994? Les valeurs précises sont inconnues. Cependant, d'après les évaluations effectuées au Bélarus (Kenigsberg. Minenko 1996) l'équivalent de dose individuelle dû à l'irradiation interne et à l'irradiation externe n'est pas supérieur à 5 mSv par an (0,5 rem). La dose accumulée sur 9 ans équivaudrait donc à 45 mSv ou 4,5 rem. Ceci est une dose très faible comparée à la valeur de la dose de doublement pour les cellules germinales humaines estiméeà 1 Gy (l00rad).

Les auteurs Dubrova et al suggèrent que, ou bien les doses reçues ont été sous-estimées [6], ou bien des doses faibles mais chroniques sont des inducteurs de mutations bien plus efficaces que des doses fortes reçues pendant un temps bref. Cependant, même si la dose effectivement reçue a été sous-estimée, une dose très faible serait capable d'induire un doublement des mutations. Depuis longtemps je développe l'hypothèse qu'une exposition chronique qui combine à la fois irradiation externe et irradiation interne par les radionucléides, induit beaucoup plus d'effet sur le génome qu'une simple irradiation aiguë ou chronique (Goncharova, Riabokon, 1995; Goncharova, 1996).

L'augmentation significative de la fréquence des malformations congénitales et de la pathologie génétique rencontrée chez les enfants de la première génération née de parents irradiés (Lazjuk et al, 1996) de même que l'augmentation de la fréquence des mutations dans les cellules germinales (Dubrova et al, 1996), pour des équivalents de doses efficaces faibles qu'auraient reçus les parents (0,8 à5,2 cSv selon Lazjuk et al, 1996), indique que les retombées radioactives de Tchemobyl induisent des mutations à très faibles doses.

On est forcé d'admettre que les doses de doublement des mutations, calculées à partir des données d'irradiation aiguë, sont beaucoup plus élevées que celles calculées à partir des effets génétiques par des doses faibles et chroniques. En conséquence, quand on veut estimer le risque génétique induit par la catastrophe de Tchernobyl, il ne faut pas se baser sur les données japonaises.

Les observations à long terme effectuées par T. Nomura (1984,1988,1996) sur la souris montrent que:
a) les radiations induisent des mutations entraînant des anomalies phénotypiques (anomalies héréditaires à transmission transplancentaire) dans les cellules germinales.
b) l'apparition de ce type de mutations est de 4 à 40 fois plus fréquente que d'autres types de mutation.
c) la sensibilité des cellules germinales des souris serait comparable à celle des humains en ce qui concerne les mutations phénotypiques.

En tenant compte de ces observations et de la radiosensibilité accrue des générations successives de mammifères aux mutations induites par les radionucléides qu'ont mis en évidence nos propres travaux ainsi qu'au vu de quelques autres considérations. j'estime que suite à Tchernobyl, (du fait de l'irradiation constante de plusieurs générations), la fréquence accrue des défauts héréditaires chez les enfants va persister dans la génération irradiée actuelle et au-delà de 1996, mais va augmenter dans les générations futures jusqu'à ce qu'elle atteigne l'état d'équilibre (Goncharova 1996).

Effets génétiques dans les cellules somatiques

La dynamique des mutations dans les cellules de la moelle osseuse a été étudiée chez les campagnols roussâtres des régions de Bélarus contaminées par des radionucléides, entre 1986 et 1991, une durée qui correspond à 12 à 18 générations pour ces rongeurs. Nous avons constaté, par rapport aux observations pré-Tchernobyl, une augmentation des aberrations chromosomiques et des mutations génomiques (polyploïdie) qui surviennent de novo à chaque génération (Goncharova et al, 1996). Les fréquences des mutations génomiques ont augmenté graduellement, puis rapidement jusqu'en 1991 dans toutes les populations étudiées sur diverses stations. L'augmentation atteint 14 à 15%, dans des stations où la contamination radioactive était élevée (Goncharova, Riabokon, 1995). Nous avons également constaté chez ces campagnols une augmentation de la radiosensibilité des structures héréditaires des cellules somatiques sous l'influence mutagène des retombées de Tchernobyl, dans les générations suivantes (campagnols de 1989 à 1991), par rapport aux premières générations de campagnols (1986 à 1988), (Goncharova, Riabokon, 1995).

Nos études et celles d'autres chercheurs montrent que dans les zones contaminées, une irradiation chronique induit dans différentes espèces animales, des effets mesurables de lésions cytogénétiques dans les cellules somatiques, pour des doses absorbées extrêmement faibles (de 4 à 40 millionnième de Gy par cycle cellulaire chez les campagnols roussâtres de Suède, d'après Cristaldi et al, 1991).

De nombreux travaux ont montré que l'augmentation de la fréquence des atteintes cytogénétiques des cellules sanguines pendant plusieurs années, est caractéristique des habitants des territoires contaminés. Ainsi est révélée l'existence d'une augmentation de la mutabilité au niveau des cellules somatiques persistant très longtemps chez les mammifères comme chez les personnes exposées à une irradiation chronique à faible dose. Aucune extrapolation ne permettait de prédire de tels résultats.

On sait que la radiosensibilité des mammifères et des humains est très voisine. Compte-tenu de l'augmentation de la radiosensibilité chez les animaux au cours des générations successives, mentionnée ci-dessus, on peut penser que que l'augmentation de la fréquence de divers types d'altérations cytogénétiques dans les cellules somatiques des habitants des régions contaminées, va persister encore très longtemps après 1996. Etant donné que les aberrations chromosomiques constituent un test permettant de faire un pronostic, on peut s'attendre à une augmentation de différents types de mutations (gènes, viabilité des mutations, etc.).

Les conséquences de cette augmentation permanente du niveau de la mutabilité des cellules somatiques des êtres vivants seront discutées ci-après.

Etat de santé de la présente génération exposée aux radiations
Les recherches épidémiologiques entreprises suite à la catastrophe de Tchernobyl ont montré une augmentation persistante de la morbidité générale tant des enfants, des femmes enceintes et en âge de procréer que de la population vivant sur des territoires contaminés en Bélarus. D'après les données enregistrées dans le registre national de la République de Bélarus les indices de morbidité générale sont plus élevés dans les régions contaminées qu'en moyenne pour tout le Bélarus. L'augmentation est particulièrement prononcée pour les maladies touchant la glande thyroïde, les systèmes circulatoire et cardiovasculaire (y compris les insuffisances coronariennes), le foie et le pancréas. On constate aussi une tendance à l'augmentation de la mortalité infantile. Une augmentation de l'incidence du diabète a été observée chez les liquidateurs, en particulier dans le groupe d'âge 30-39 ans (Ecological, medicobiological and socio-economic consequences of the Chernobyl NPP Disaster in Belarus, 1996).

Différentes explications peuvent être avancées concernant l'augmentation de la morbidité dans les populations exposées à une irradiation chronique supplémentaire. Une augmentation des altérations cytogénétiques a été constatée au niveau des cellules somatiques des habitants de ces régions contaminées. On ne connaît pas encore l'effet sur la santé de l'augmentation de la fréquence de ces différents types de mutations des cellules somatiques.

Actuellement cependant, de plus en plus d'informations s'accumulent concernant la contribution de ces mutations à l'apparition de maladies telles que l'athérosclérose, les cardiopathies, le diabète, l'emphysème, etc. Cela rend plausible l'hypothèse d'une relation entre l'augmentation de la mutabilité des cellules somatiques et l'accroissement de la morbidité et la réduction de la résistance des populations sous l'influence de divers l'acteurs de stress. En ce sens l'irradiation supplémentaire des habitants des zones contaminées est un facteur favorisant une augmentation de leur sensibilité face à quelque phénomène pathologique que ce soit.

En conclusion, j'estime que l'augmentation de la morbidité des habitants vivant dans les régions contaminées par les radionucléaides est la conséquence de l'irradiation chronique par de faibles doses de radiations (Goncharova, 1996).

Références
En cours de correction...

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Notes Gazette
Nos remerciements au Pr. Michel Fernex et à Solange Fernex pour l'aide apportée, tant dans la traduction du rapport de R. Goncharova que pour les informations inédites qu'ils nous ont communiquées de retour de Bélarus.

[1].Voir la discussion dans la Gazette Nucléaire 157/158, mai 1997. p. 26-27 et 30. Les nourrissons exposés nés de mères vivant dans des zones très contaminées ont montré une incidence de leucémie plus élevée que dans les zones moins contaminées.
[2]. La Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) dans sa publication 60(1991) indique d'une façon explicite et sans ambiguïté que la relation est sans seuil (article 100). Voir la Gazette Nucléaire 117/118, août 1992.
[3]. Alors que Hatch et al concluent que «l'ensemble de nos résultats n'apporte pas d'arguments convainquants [pour en déduire] que les radiations émises par le réacteur de Three Mile Island ont influencé le risque de cancer pendant la période limitée du suivi effectué», au contraire pour Wing et al  «nos résultats appuient l'hypothèse d' une relation entre les doses de rayonnement
[accidentelles] et l'augmentation de l'incidence de cancers autour de TMI». Dans leur réévaluation qui reprend les données antérieures de Hatch et al sont citées des analyses cytogénétiques qui ont été effectuées récemmcnt à leur demande par le généticien russe Chevtchenko (de l'institut Vavilov de Moscou) sur 29 résidents autour de TMI et les doses sont estimées entre 600 et 900 mGy. Pour ces auteurs Hatch et al ont été influencés par le fait que les doses reçues étant supposées très faibles il ne pouvait pas y avoir d'effet. Déjà en 1981 lors du colloque Énergie et Société qui s'est tenu à Paris à la maison de l'UNESCO (16-18 sept., organisé par le Groupe de Bellerive, Genève) le Pr. Karl Morgan, ancien Président de la CIPR. avait mis en doute les mesures officielles de dose qu'il considérait comme sous-estimées car nombre de détecteurs avaient été saturés lors de l'accident. La controverse est très rude car des habitants sont en procès avec les propriétaires de la centrale.

Hatch et al ont publié une étude sur l'augmentation de l'incidence de cancer et l'influence du stress (relié à la proximité du lieu de résidence par rapport à la centrale) (Am.J. Public Health 199;81: 719-724). Dans leur conclusion on peut lire: «Dans une analyse examinant les taux de cancer en fonction de la proximité à la centrale nucléaire de Three Mile Island nous avons obsservé une modeste augmentation post-accidentelle au voisinage de TMI qui ne peut probablement pas s' expliquer par les émissions de radiations (...)»
[4]. Se reporter à la Gazette Nucléaire 157/158, mai 1997, p. 23
[5]. Soulignons que cette partie de l'étude ne nécessite pas de groupe témoin, elle classe les enfants des 79 familles de Belarus en deux sous-groupes en fonction du niveau de contamination du lieu de résidence des parents et compare le nombre des mutations observé.
[6]. Gazette Nucléaire 157/158, mai 1997, p. 25. Les auteurs signalent aussi le rôle possible de l'exposition initiale aiguë à l'iode 131, la dose à la thyroïde dans les districts ruraux de Moguilev serait de 0,185 gray (18,5 rad).


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