GAZETTE NUCLEAIRE
71/72 juillet/août 1986

TCHERNOBYL (2)
CONSEQUENCES RADIOLOGIQUES


1. RÉSUMÉ INTRODUCTIF

     Nous ne résistons pas au plaisir de joindre à l'ensemble des textes, un texte de Pellerin qui fait le point sur le problème des doses et des normes. Du moins, le point vu par sa lorgnette et celle d'un certain nombre de personnages qui s'occupent de doses et de limites aussi bien dans le nucléaire que la chimie. Il faut reconnaître que le texte est en lui-même fabuleux. Pellerin fait partie de la catégorie des gens qui ne croient que ce qu'il voient, d'où sa norme à lui la «HED» et le titre fabuleux aussi «Au commencement était la HED». Ça c'est du sûr et du raisonnable, on voit l'effet, la peau rougit. Puis, en 1925, on a un peu diminué les normes, parce que quand même quand les Rayons X font rougir, c'est un peu beaucoup.
     Bien sûr, la HED a pu être estimée à 550 Roentgens (décidément Pellerin aime les vieilles unités). Ensuite il se livre à une critique particulièrement absurde de l'établissement des normes. S'il est vrai que l'on n'a pas encore terminé le travail sur ce type d'action, il n'en reste pas moins que le rayonnement même à dose plus faible que 500 «Roentgens» ne sont pas sans action.
     D'autre part, si l'on fait justement la comparaison avec la chimie, on sait aussi que le cumul des prises induit des effets sur la santé et peut conduire à des drames comme celui de Minamata, ou à la fluorose ou à des tas d'autres choses... Essentiellement le papier de Pellerin est très clairement axé sur la notion de ration. Il est alors bien évident qu'il ne peut être qu'en conflit avec tous ceux qui pensent qu'il vaut mieux raisonnablement éviter le plus possible d'exposer des gens aux radiations.
     Pellerin pense toujours que ceux qui admettent que toute dose a un effet, sont de redoutables empêcheurs de tourner en rond. C'est un avis personnel. Il est certain qu'on ne peut le démontrer en toute rigueur puisqu'il faut s'entendre sur le mot «effet».
     S'il s'agit du fait que sous l'action d'un rayonnement aussi faible que possible (soit 1 coup par seconde après tout...), une cellule peut être tuée ou lésée suivant l'énergie du rayonnement qu'elle reçoit, sur ce point, on doit pouvoir être d'accord. Simplement après, il s'agit d'estimer si les mécanismes de réparation vont jouer tous dans le bon sens, si le fait qu'une cellule soit lésée accroît la probabilité de cancers, si... Disons-le tout net, nous étudions actuellement (nous, je veux dire les biologistes, les médecins) et que je sache, c'est encore un des grands problèmes. Sinon, on soignerait, on empêcherait les cancers. Que l'on ne puisse démontrer que le cumul de doses chimiques ou radiologiques soit source de cancers, n'empêche pas qu'on puisse le soupçonner. Mais tout dépend de la façon dont on examine le problème: ou bien on se place du côté du profit, c'est-à-dire du côté industrie, ou bien on se place du côté travailleurs. Et alors ça change un peu. 

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Quant à Pellerin, laissons lui le bénéfice du doute et qualifions le simplement de chantre du nucléaire. Il est tellement imprégné de l'idée que le nucléaire est le bien de l'humanité qu'il part en croisade, considérant que ceux qui oeuvrent pour que tout se passe bien et que la sécurité maximum soit mise en place sont des suppôts de satan.
     C'est d'autant plus dommage que les agents du SCPRI font leur travail. Dommage que Pellerin soit leur directeur. On peut d'ailleurs s'étonner de sa stabilité remarquable. Force est de constater que cela doit arranger tout le monde parmi le lobby qu'il soit là. On peut alors en toutes circonstances se retrancher derrière lui. Mais que l'on sache, le SCPRI est un organisme officiel dépendant de la Santé. Alors impossible de lui donner des directives !! Soyons sérieux, personne n'avait envie de donner de directives, c'était donc plus simple de l'écouter.
2. HISTOIRE DES LIMITES DE LA RADIOPROTECTION (P. PELLERIN)

     La radioprotection est aujourd'hui imprégnée de l'état d'esprit de quelques spécialistes certes fort compétents, mais qui oublient parfois que son but est de protéger l'homme contre les éventuels effets réels d'une nuisance, mais pas de le protéger contre des effets qui ont toutes les chances de ne pas exister. Un retour aux sources est indispensable pour distinguer ce qui est utile de ce qui ne l'est pas.
     Je vous propose donc quelques réflexions sur la façon dont les limites appliquées en radioprotection ont été réellement établies. Ces réflexions ne me sont pas personnelles: elles sont essentiellement inspirées par plusieurs exposés de Lauriston S. TAYLOR, président du «National Committee on Protection against Radiations» (NCRP) des Etats-Unis jusqu'en 1977, président de la Commission Internationale des Unités Radiologiques (CIUR) pendant plus de trente ans, et par quelques entretiens que j 'ai eu la chance d'avoir avec lui.

La question du seuil d'action biologique des rayonnements
     Lauriston S. TAYLOR rappelle d'abord que les lésions par de fortes doses de rayons X ont été observées très tôt, dans l'année-même qui a suivi la découverte de ROENTGEN en 1895. En revanche, pour les faibles niveaux d'exposition, 85 ans après, on n'a toujours pas pu démontrer qu'il existait un seuil pour les effets biologiques des rayonnements. Mais ce que certains oublient trop souvent, c'est qu'on n'a pas plus démontré qu'il n'en existait pas. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une situation exceptionnelle car la réponse n'a jamais été donnée non plus, ni dans un sens ni dans l'autre, pour la plupart des autres nuisances classiques. 

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Beaucoup d'entre elles sont pourtant bien plus dangereuses et ne sont pas plus perceptibles que les rayonnements ou la radioactivité, ont des effets cancérogènes, somatiques et génétiques bien connus, et présentent comme eux un temps de latence dans l'apparition de leurs effets. Et par rapport à elles, les rayonnements ont le grand avantage d'être beaucoup plus facilement mesurés et maintenus à des niveaux des milliers de fois inférieurs à ceux pour lesquels la moindre nocivité pourrait se manifester, alors qu'il est courant que les toxiques classiques ne puissent être décelés qu'à peine aux niveaux où l'on constate déjà des effets délétères.
     Ceci ne veut nullement dire qu'on doive considérer le risque potentiel des rayonnements comme négligeable. Cela signifie simplement qu'il est absurde de se préoccuper de ce seul risque jusqu'au dernier photon si, dans le même temps, l'on néglige, ce qui est malheureusement le cas général, les effets de beaucoup d'autres agents bien plus toxiques sous le prétexte que nous aurions pris la mauvaise habitude de tolérer ceux-là: dans le domaine strictement civil, depuis 1945, l'utilisation des rayonnements et de l'énergie atomique n'a pas provoqué dix morts dans le monde entier, alors que, durant la même période, les autres toxiques ont tué des centaines de milliers de gens. Et qu'ils continuent de le faire pendant que nous en parlons...

Le rôle déterminant du jugement et du bon sens
     Pour les fortes doses (plusieurs centaines de rads à l'organisme entier) les effets des rayonnements sont bien connus et les précautions prises font que des accidents graves ne se produisent pratiquement jamais, comme le prouve l'expérience de plus d'un demi-siècle.
     Quant aux faibles débits de dose puisque, dit TAYLOR, il est impossible de prouver pour eux l'absence ou l'existence d'un seuil d'action biologique, pour bâtir un système de normes de radioprotection on est bien obligé de se fonder sur des évaluations et des déductions scientifiques et techniques d'une part, mais inévitablement aussi sur des jugements de nature économique, sociale, politique ou morale et ainsi de s'appuyer sur la comparaison avec les autres risques de la civilisation dont nous venons de rappeler l'importance.
     Dès 1920, 25 ans après la découverte des rayons X, tout de suite après la première guerre mondiale (en 1914-1918 l'utilisation des rayons X avait été intensive dans les hôpitaux militaires, et il en était résulté de nombreuses radiodermites), on a essayé de définir une quantité limite de rayonnements dont les effets pourraient être considérés comme acceptables, très exactement comme on le fait pour toute activité qui présente un risque. Mais comment définir ce qui est acceptable ? La réponse ne peut être trouvée que dans la comparaison du risque des rayonnements avec ceux des autres nuisances, car si l'on détache les rayonnements du raisonnement général, on arrive à des absurdités.
     En fait, nous allons voir que, par un raisonnement tout à fait classique fait de déductions et d'appréciations de simple bon sens, c'est exclusivement à partir d'une constatation médicale très banale qu'a été bâti tout notre système actuel de radioprotection, même si cette vérité première est aujourd'hui perdue dans un fatras terminologique et mathématique souvent rebutant et artificiel. Cela, nombreux sont ceux qui l'ont oublié ou même l'ignorent.

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1929 - «Au commencement était la HED»
     Jusqu'en 1930, les doses de la radiothérapie étaient déterminées par référence à un signe clinique bien précis, l'érythème cutané, véritable «coup de soleil» provoqué par les rayons X. Vers 1920, les Allemands avaient en effet proposé d'appeler HED (Haut Erythem Dosis) la quantité de rayons X capable de faire apparaître en une fois, localement, le début d'un tel érythème. Bien entendu, on précisait la dimension du champ, la tension au tube, l'intensité du courant, la durée d'exposition, la distance foyer-peau. Ensuite, on définissait des fractions ou des multiples de cette «unité». Un même opérateur bien entraîné pouvait parvenir à une précision de 25%  dans la pratique de ces évaluations.
     Dès 1925 aux Etats-Unis MUTSCHELLER, en extrapolant, a évalué les fractions et les multiples de l'unité HED reçus par les opérateurs d'installations de radiothérapie universellement connues comme bien protégées. C'est donc dans le domaine médical qu'on s'est préoccupé pour la première fois de contrôler de façon rationnelle les risques des rayons X pour le personnel qui les employait. MUTSCHELLER a ainsi vérifié sur un grand nombre d'installations qu'une dose limitée à une unité HED (la «dose-érythème») sur tout le corps, étalée sur un an, ne provoquait jamais de manifestation pathologique chez les personnes qui travaillaient dans ces installations.

1925 - 1/10 de HED, première limite annuelle professionnelle
     MUTSCHELLER introduisit pourtant d'emblée un important facteur de sécurité, en proposant que, pour les opérateurs, l'exposition annuelle ne dépasse pas 1/10 de cette HED (exprimée dans nos unités modernes, cette limite correspondait à environ 60 rads annuels, ce qui aujourd'hui nous paraîtrait beaucoup, mais était pourtant le résultat d'un jugement scrupuleux fondé sur les observations cliniques indiscutablement négatives de l'époque). En procédant ainsi, MUTSCHELLER n'agissait pas autrement que ne le font les toxicologues lorsqu'ils essayent de déterminer les doses maximales admissibles des toxiques chimiques.
     Des évaluations parallèles furent conduites à la même époque dans divers pays, notamment en Suède, par SIEVERT qui aboutit de même à proposer 1/10e de la HED comme limite annuelle de tolérance. En Angletèrre, BARCLAY et COX, en 1927, indépendamment et par une voie différente «jugèrent» aussi que la limite acceptable pouvait être de 1/10e de RED par an.
     Mais cette limite n'était toujours pas exprimée en unités d'une grandeur physique.

1927- Première expression physique de la HED: 550 Roentgens
     C'est en 1927 qu'un Allemand, KÜSTNER, établit enfin une correspondance entre la HED et une mesure physique, radiométrique, c'est-à-dire qti:'il raccrocha la RED au Roentgen que les physiciens avaient déjà défini par ailleurs. A cet effet, il adressa un questionnaire très détaillé à une douzaine de très grands instituts de radiologie allemands et étrangers reconnus à l'époque comme faisant indiscutablement leur dosimétrie dans les meilleures conditions. 

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De cette enquête, dont je passe les détails, il conclut qu'une unité HED correspondait en moyenne à 550 Roentgens.
     De toute évidence, cette expression physique ne comporte pas plus de précision que la réaction biologique étalon qu'elle ne fait que traduire. Il est remarquable qu'on n'ait jamais pu, depuis, proposer meilleure référence objective que la HED.

1934 - Première proposition d'une limite quotidienne en Roentgens
     La première limite ~uotidienne exprimée en roentgens a été proposée au début.de 1934 par le NCRP, qui avait au préalable arrondi la correspondance de 1 HED à 600 roentgens. Pour la limite annuelle antérieurement fixée à un dixième de HED, le calcul aboutissait donc à une valeur de 0,16 roentgen par lour, et le NCRP arrondit encore presque ce chiffre à la moitié, soit une limite de 0,10 roentgen par jour. Tous ces ajustements confirment donc combien est illusoire la précision que quelques-uns persistent à vouloir accorder à tout prix aux limites de doses en radio-protection puisque ces limites ne sont en fait que le résultat d'approximations successives d'une part toujours vers une diminution simplement fondée sur le jugement que «cela va dans le sens de la sécurité», et d'autre part toujours arrondies en réduction de façon arbitraire (ce qualificatif n'ayant bien entendu ici aucun sens péjoratif).
     Cela n'altère d'ailleurs nullement leur validité comme moyen efficace de prévention.
     Environ dix mois plus tard, la CIPR, par une évaluation comparable, est arrivée à la valeur de 0,25 roentgen par jour et cette limite a été elle aussi arrondie, mais cette fois à 0,20 roentgen par jour (la CIPR était ainsi deux fois moins sévère que le NCRP).
     C'est à partir de ces propositions de 1934, elles-mêmes fondées sur la référence clinique de la HED, qu'ont été sans exception établies les valeurs limites de doses appliquées aujourd'hui. Depuis cette date, aucune lésion ni aucun effet spécifique n'ont été observés parmi le nombre pourtant de plus en plus grand d'individus qui, bien qu'ils fussent en contact avec les rayonnements, les avaient respectées. Ainsi se trouve a posteriori confirmé leur bien-fondé.

1941 - Première définition d'une limite de radioactivité interne
     La première norme de protection pour la radioactivité interne (à l'époque c'était pour le radium) n'a été proposée qu'en 1941, après les accidents survenus entre 1930 et 1940 chez les ouvrières américaines de l'industrie horlogère qui peignaient des cadrans lumineux avec des peintures au sulfure de zinc excité par un sel de radium. Elles affinaient les pinceaux avec leur lèvres, et une douzaine d'entre elles décédèrent de cancers osseux, ou buccopharyngés. Le NCRP a donc recommandé que les travailleurs manipulant le radium ne puissent accumuler une charge corporelle supérieure à 1/10e de microgramme, 1/10e de microcurie de radium. 

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La validité de cette limite elle aussi établie de façon arbitraire par un jugement raisonnable fondé sur l'expérience limitée de ces douze malheureuses, puis d'une vingtaine d'autres qui ont par la suite présenté des affections non mortelles, a été confirmée quelques années plus tard par les travaux d'EVANS aux Etats-Unis qui n'a jamais relevé de radiolésions chez les individus dont les charges corporelles étaient restées inférieures à ce dixième de microgramme de radium (qui inflige à l'os une dose de l'ordre de 25 rads par an, limite toujours en vigueur aujourd'hui).

1949 - Première réduction prévisionnelle de la limite
     On a franchi une nouvelle étape en 1949 quand le NCRP s'est préoccupé de la radio-exposition qui pourrait, dans l'avenir, résulter du grand développement de l'énergie atomique que l'on prévoyait alors, et du grand nombre de personnes qui pourraient être amenées à y travailler. Cette prévision était raisonnable mais elle ne s'est pas vérifiée car, dans le même temps, le personnel de la radiologie médicale s'est accru lui-même dans une bien plus grande proportion et c'est toujours la médecine qui reste de loin en tête par le nombre d'opérateurs exposés aux rayonnements et à la radioactivité.
     C'est à cette époque que le NRCP a donné la première définition claire de l'exposition professionnelle acceptable pour un travailleur utilisant les rayonnements : La dose admissible professionnellement peut être définie comme la dose de rayonnements ionisants qui, en l'état actuel des connaissances, ne devrait causer aucune lésion corporelle appréciable chez une personne à aucun moment de sa vie.
     L'on voit que cette définition n'a rien de la rigueur mathématique. C'est au contraire, dit L.S. TAYLOR, l'expression d'une appréciation, d'un jugement.
     Par prudence le NCRP a donc, en 1949, recommandé la dose admissible pour les travailleurs sous rayonnements de 0,1 rad par jour à 0,3 rad par semaine. Mais il faut souligner qu'aucun élément nouveau, ni clinique ni fondamental n'était apparu, qui aurait pu laisser penser que quelque chose se passait avec 0,1 rad par jour et qu'une nouvelle réduction était réellement utile.
     A cette occasion, TAYLOR souligne bien que d'une façon générale, quels que soient les niveaux limites fixés par les organismes règlementaires, l'industrie se fixe à elle-même en pratique toujours des niveaux sensiblement plus bas, pour être sûre d'avoir une marge par rapport à la réglementation. En conséquence, chaque fois que, pour une raison quelconque, une pression s exerce, fondée ou non, pour abaisser les niveaux d'exposition, on fait valoir que «cela ne créera aucune difficulté pour l'industrie puisqu'elle applique déjà une réduction». Mais comme l'industrie prend alors une nouvelle marge d'application, cette pente n'a plus de fin. C'est ce que certains spécialistes, et en tous cas le grand public, ne réalisent pas toujours très clairement.

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1956 - Deuxième réduction prévisionnelle: l'affaire des mouches
     En 1956, l'Académie des Sciences des Etats-Unis, à la suite de nouvelles expériences sur la drosophile, la mouche du fruit, a pensé qu'on voyait peut-être, après des expositions à des doses moyennes de rayonnement (mais beaucoup plus élevées que les faibles doses dont nous parlons), certaines modifications génétiques qui n'étaient d'ailleurs nullement différentes de celles que provoquent certains toxiques chimiques. En foi de quoi elle a recommandé d'abaisser une nouvelle fois la dose limite d'exposition et de la ramener à 5 rads par an. Cette recommandation fut aussitôt reprise par les commissions internationales. Là encore, aucune constatation sur les mammifères ou sur l'homme de dommages génétiques ou somatiques quelconques n'avait été fait avec les doses de cet ordre: on était parti de doses relativement élevées sur des mouches, et on avait extrapolé à la fois à l'homme et à de très faibles doses. Moins de cinq ans plus tard, de meilleures expériences, sur des mammifères cette fois, ont indiscutablement montré qu'il ne se passait rien et ont anéanti les arguments qui étaient à la base des recommandations de l'Académie américaine. Mais il était alors trop tard pour revenir aux normes précédentes et cette recommandation fondée sur une erreur est encore appliquée aujourd'hui. Il est en effet toujours très difficile, politiquement, de réviser en allégement une norme déjà appliquée.

1958 - Troisième réduction: rivalité Est-Ouest et «Dose-Population»
     Une nouvelle étape est intervenue en 1958, alors qu'on parlait beaucoup des effets possibles des retombées des tests nucléaires militaires Américains et Russes, des pressions essentiellement politiques se sont exercées pour demander une nouvelle réduction des limites de la radioexposition, cette fois de la population et, par une appréciation simpliste, on a proposé pour elle de réduire encore d'un facteur 10 la limite recommandée pour les professionnels.
     Pour ce qui concerne par contre les effets des fortes expositions sur l'homme, on avait recueilli dès la fin des années 50 une somme importante de données biomédicales, notamment à partir de l'étude prolongée des survivants japonais des bombes atomiques et de l'étude systématique des effets retardés sur des patients qui avaient subi des traitements de radiothérapie. Avec ces fortes doses, mais avec elles seulement, on a constaté que, vraisemblablement, il y avait proportionnalité entre l'effet biologique et la dose. A l'inverse, pour les faibles doses inférieures par exemple à 5 rads, il est très facile, dit Lauriston TAYLOR, de résumer l'état de nos connaissances actuelles sur la question de l'existence ou non d'un seuil: elles sont nulles. Malgré les millions de dollars dépensés pour des études expérimentales dans le monde entier, et malgré de nombreuses tentatives cliniques, personne n'a jamais pu établir la forme à l'origine de la courbe dose-effet pour l'homme. Et il est vraisemblable qu'on ne l'établira jamais. On peut même dire qu'en dessous de 50 rads, on ne voit déjà pratiquement plus rien. Donc si l'on retient arbitrairement l'hypothèse de l'absence du seuil, ce n'est, une fois encore, que dans un souci de sécurité a priori, en jugeant qu'il vaut mieux risquer de prendre trop de précautions que pas assez, mais ce n'est pas pour autre chose. 

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En revanche, dit toujours TAYLOR, on dispose d'un nombre considérable de résultats absolument négatifs, notamment en ce qui concerne les opérateurs ayant reçu des doses de 1, 2, et même jusqu'à plus de 20 rads par an. Et ces résultats négatifs sont de la plus haute importance car, en particulier, ils ruinent l'argument de ceux qui prétendent que, s'il est impossible de déceler des effets directs avec les doses beaucoup plus faibles, c'est parce qu'ils seraient couverts par le bruit de fond des faits naturels.
     Il est bien probable, dit Lauriston TAYLOR, que nous nous surprotégions dans ce domaine en dépensant beaucoup de moyens et en privant l'homme de grands progrès. Mais ce qui est en tous cas certain, c'est que nous ne nous sous-protégeons pas.

Quousque tandem
     De nombreux radiobiologistes font donc de grandes réserves sur le fait de retenir, même sous le prétexte d'une plus grapde sécurité, l'hypothèse d'une relation linéaire entre les faibles doses et l'effet biologique, et soulignent que ce pessimisme ne repose sur aucune base scientifique. Et TAYLOR énumère les hypothèses excessives qu'implique l'extrapolation de la proportionnalité aux faibles expositions: 1) on suppose qu'il existe une relation linéaire dose-effet pour toute la gamme des doses de rayonnements. 2) on suppose qu'il n'y a pas de seuil au-dessus duquel se produirait un effet et au-dessous duquel il ne s'en produirait pas. 3) on suppose que les doses appliquées à un organe s'additionnent en totalité, indépendamment des débits de dose et des intervalles qui séparent les expositions. 4) enfin on suppose que les effets des faibles doses de rayonnements sont irréversibles.
     Toutes ces suppositions sont évidemment trop pessimistes, parfois jusqu'à l'invraisemblance. La quatrième proposition, en particulier, est même indiscutablement fausse, car elle ne tient aucun compte des mécanismes très efficaces de réparation cellulaire: les effets des rayonnements sont, pour les faibles doses, réversibles au moins en partie sinon en totalité.
     Or l'essentiel des «argumentations» opposées à l'énergie nucléaire concerne les effets hypothétiques des faibles doses, et il est fondé d'une part sur une interprétation systématiquement défavorable des dispositions déjà plus que prudentes que nous avons rappelées, d'autre part sur une véritable manipulation de la trompeuse précision que, malheureusement, certains spécialistes s'acharnent encore trop souvent à développer parce que, il faut bien en convenir, le raisonnement théorique sophistiqué et l'abstraction les intéressent beaucoup plus, par goût personnel, que la réalité à laquelle ils prétendent les appliquer. Doit-on alors s'étonner si parfois le public en arrive à croire que les faibles doses pourraient être plus dangereuses que les fortes ?
     Le moment est pourtant venu que ceux qui, se bouchant les yeux devant l'inquiétante réalité des pollutions traditionnelles et réclamant encore et toujours plus de protection dans le seul domaine où elle est déjà largement assurée, réalisent enfin les graves conséquences que peut avoir leur attitude, à commencer pour la santé de l'homme.
     Pendant ce temps-là, comme la première lettre des versets des Très Riches Heures du Duc de Berry, la bonne HED fondamentale reste inchangée et, malgré ses soixante ans d'âge, toujours aussi irremplaçable derrière la surcharge des enluminures abstraites qui la rendent méconnaissable à force de vouloir la transfigurer...

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Conclusion

     Quatre réductions successives sont intervenues par rapport à la dose limite dérivant de l'unité HED. Elles ont toutes été fondées exclusivement sur des jugements de valeur allant dans le sens de «plus de sécurité encore».
     La dose limite recommandée est ainsi passée de 60 rads par an pour les travailleurs en 1925 à 0,5 rad par an en 1958 pour la population soit une réduction progressive de plus de 100 mais, rappelons-le, sans qu'aucun effet réel ait jamais été constaté lorsque les précédentes limites avaient été respectées.
     Cette prudence est un cas absolument unique dans toute l'histoire de la prévention.
     Mais cela ne retire aucune valeur au remarquable édifice construit avec beaucoup de sagesse à partir des premières évaluations de 1920 puisque l'utilisation des rayonnements et de la radioactivité n'ont provoqué qu'un nombre d'accidents infime quand on le compare aux autres domaines de l'activité technologique. 
Il faut cependant veiller désormais à ne pas laisser les excès d'un perfectionnisme sans fin dénaturer ce qui doit rester un exemple exceptionnel d'honnêteté intellectuelle et de prudence scientifique pour la lutte contre les autres nuisances malheureusement trop souvent négligées.

UNITÉS DE RADIOACTIVITE
Becquerels, mrads, mrems, etc... une belle salade radioactive ! Pour s'y retrouver, un petit tableau de définitions et quelques explications:

Historique
1895 : ROENTGEN (D) découvre les rayons X.
1896: BECQUEREL (F) découvre la radioactivité. On observe les premières radiodermites.
1920 : Généralisation de l'usage de l'unité clinique allemande «RED» (Haut Erythem Dosis) de quantité de rayonnement en radiothérapie. (La HED est et reste à la base de tout le système de limitation des doses. C'est une notion strictement médicale et biologique).
1925 : MUTSCHELLER (USA) propose, pour les personnels exposés aux rayons X, une limite de tolérance de 1/10 de HED par an.
1926 : SIEVERT (SW), puis BARCLAY et COCKS (UK) confirment cette proposition.
1927 : KÜSTNER (D) établit la correspondance de 1 HED à 550roentgens.

1934 : Le NCRP (USA) adopte l'évaluation physique de KÜSTNER, mais l'arrondit à 600 roentgens. Le NCRP
calcule que la limite annuelle de 1/10 de cette dose, soit 60 roentgens, correspond à 0,16 roentgen par jour, qu'il
arrondit encore arbitrairement, dans le sens de la sécurité,
à 0,10 roentgen par jour.
1935 : La CIPR, sur les mêmes bases, retient de son côté
0,20 roentgen par jour comme limite professionnelle.
1941 : Le NCRP recommande que la charge en radium d'un travailleur ne dépasse pas 0,1 microcurie (dose correspondante à l'os: 25 rads par an). EVANS (USA) confirme cette limite (qui est toujours en usage).
1949 : Le NCRP énonce : «La dose admissible professionnellement peut être définie comme la dose de rayonnements ionisants qui, en l'état actuel des connaissances, ne devrait causer aucune lésion corporelle appréciable chez une personne à aucun moment de sa vie».
     Le NCRP, considérant le développement possible de l'énergie nucléaire, recommande de réduire encore la limite d'exposition externe professionnelle de 0,1 rad par jour à 0,30 rad par semaine (soit une réduction d'à peu près moitié).
1956 L'Académie des Sciences Américaine, se fondant sur certaines expériences de radiogénétique sur la drosophile, recommande, pour éliminer un risque éventuel pour la descendance, d'abaisser encore cette limite de 0,30 rad par semaine à 0,01 rad par jour (5 rads par an), soit une nouvelle réduction d'un facteur 5. Mais cinq ans plus tard, la démonstration est faite que ces expériences étaient erronées. La limite nouvelle est cependant maintenue.
1958 : La CIPR recommande, pour la population, de retenir une limite égale au 1/10e de la limite recommandée pour les travailleurs, soit à 0,5 rad par an.
     En comptant la première réduction de MUTSCHELLER en 1925, au total cinq réductions successives sont intervenues par rapport à la dose limite dérivant de l'unité médicale inititale HED qui demeure la base de tout le système. Quatre ont été fondées exclusivement sur des jugements allant dans le sens de «plus de sécurité encore», arbitraires mais parfaitement légitimes, et une, en 1956, sur une expérimentation erronée.
     La dose limite est ainsi passée de 60 rads par an pour les travailleurs en 1925 à 0,5 rad par an en 1958 pour la population, soit une réduction arbitraire progressive de plus de 100, sans qu'aucun effet réel n'ait jamais été constaté lorsque les précédentes limites avaient été effectivement respectées. C'est un cas absolument unique dans toute l'histoire de la prévention.
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