GAZETTE NUCLEAIRE

LA «GESTION» DU MOYEN ET LONG TERME


     C'est la phase actuelle. Elle nécessite une stratégie pour le maintien des populations en un lieu donné (ou au contraire leur «déplacement») pour organiser la vie économique et permettre les activités agricoles et industrielles. Dans cette phase, c'est la contamination interne qui prédomine pour l'évaluation de la dose engagée sur 70 ans, par rapport à l'irradiation externe due aux dépôts. La contamination interne est surtout liée à l'ingestion d'aliments contaminés. L'inhalation de poussières radioactives ne doit pas être sous-estimée surtout en ce qui concerne le plutonium émetteur a particulièrement radiotoxique. Ces poussières peuvent provenir des travaux des champs, des transports sur des routes non goudronnées, des fumées de combustion de bois contaminé, etc...

1. Le critère de «résidence sans danger»: la norme des 35 rem
     Avant d'organiser le contrôle des conditions de vie en un lieu donné, il est nécessaire de fixer la limite d'équivalent de dose efficace «admissible» sur une vie, somme des doses tant internes qu'externes, base du critère du maintien dans les lieux qui devient ainsi le critère de «résidence sans danger».
     A l'automne 1988, cette limite a été fixée à 35 rem cumulée sur une durée de vie de 70 ans. Il nous faut insister sur le fait qu'il ne s'agit pas là d'une dose sans danger mais d'une limite d'acceptabilité fixée unilatéralement par certains experts. Si l'on suit les plus récentes recommandations de la CIPR, cette limite d'acceptabilité devrait être fixée à 7 rem (0,1 rem par an pendant 70 ans).

2. Evolution de la norme
     En fait, la réalité, dans les régions contaminées, est extrêmement complexe et c'est l'empirisme intégral sur des bases très fluctuantes. Ainsi le «critère de résidence sans danger» a d'abord été 70 rem puis 50 rem. Voici ce que dit V.S. Leonov, 1er secrétaire du PC du district de Moghilev (le chapeau en tête de son intervention a pour titre «Peut-on vivre sur cette terre?», Biélorussie Soviétique 14/3/89).
     «La 1ère année après la catastrophe, la majorité des scientifiques en parlant du concept de «résidence sans danger», a avancé le chiffre de 70 rem sur 70 ans. Dans notre district, nous avons commencé la liquidation des conséquences de la catastrophe en prenant cette limite comme orientation. Dans les régions contaminées, on a construit de nouvelles écoles, de nouvelles crèches, on a ouvert de nouveaux magasins. Pour soigner la terre malade, nous avons dépensé des centaines de milliers de roubles au cours de la 1ère année ayant suivi la catastrophe. Et tout d'un coup il y a une autre conception à partir de laquelle on peut vivre sur le territoire sinistré à condition qu'il soit garanti qu'on ne reçoive pas plus de 50 rem durant sa vie. Nous avons l'habitude de faire confiance aux autorités scientifiques et donc avec la population on s'est orienté sur cette valeur-là. Tout de même, des doutes sont apparus la 2ème année après la catastrophe. Des personnes ont commencé à nous poser des questions : pourquoi dans certains districts des «oblast» de Briansk [Russie] et de Kiev [Ukraine], là où les niveaux de pollution radioactive du sol sont les mêmes que chez nous, les gens ne sont pas autorisés à rester mais sont déplacés ? Nous, nous avons essayé de continuer à convaincre la population à l'aide des conclusions des scientifiques. Dans les districts l'ambiance psychologique normale est revenue. On a rétabli le rythme habituel de travail et de repos et la croissance de la population agricole. On a commencé à se marier, à avoir des enfants, bref la vie a recommencé à suivre son cours. Et voilà que d'une manière inattendue c'est une nouvelle limite que nous imposent les scientifiques. Ce n'est plus 50 rem mais pas plus de 35 rem pendant toute sa vie. Et personne ne nous a présenté d'excuses, personne n' a avoué que les pronostics initiaux étaient faux. 

suite:
Tout le monde essaie de nous convaincre du caractère définitif de ce chiffre mais d'une manière concrète personne ne veut en prendre la responsabilité... Si on considère comme nécessaire un déplacement de la population à cause du caractère changeant des prévisions, cela ne suffit pas d'avoir l'aval d'une commission même la plus émérite; il faut une loi, que les députés auront votée».

3. La caution des scientifiques étrangers
     C'est au cours de sa réponse à Leonov que le Pr Iline a indiqué qu'avant de prendre la décision d'une dose limite de 35 rem, il était allé à l'étranger et avait rencontré plusieurs scientifiques qui considèrent que cette limite est trop basse... Il indique d'ailleurs que pour lever les doutes «on peut même envisager d'inviter une Commission internationale neutre pour qu'elle se prononce à ce sujet». Parions donc que MM. Pellerin, Jammet, Dousset et Tubiana feront partie de cette Commission... si elle voit le jour...
     L'argument avancé pour justifier la dose limite de 35 rem n'est pas nouveau: il y aura un accroissement de cancers de 0,5 à 1,5% au-dessus des cancers naturels mais un tel accroissement sera pratiquement impossible à détecter (donc ce n'est pas gênant).

4. Maintien dans les lieux ou «déplacement planifié»
     D'après leurs calculs, les experts soviétiques estiment qu'une contamination du sol à 15 Ci/km2 permet une vie normale où les habitants n'atteindront pas les 35 rem. Dans les autres cas, des mesures de désactivation agrochimique doivent y remédier (voir le chapitre sur les problèmes agricoles). Dans certaines régions, il sera impossible d'assurer la limite de 35 rem et il est nécessaire dans les années qui viennent de déplacer la population d'au moins 85 agglomérations. M. Iline insiste : «ce n'est pas une évacuation, c'est un déplacement planifié».
     Il semble que ce ne soit pas si simple dans les cas concrets. Par exemple dans le sovkhoze Krasnopol on planifie en premier lieu de déplacer les gens des organismes centraux ce qui signifie la fermeture de l'école, du bureau de poste, des magasins, des garages, etc... «Mais comment vivront donc les villages restants où les kolkhozes et sovkhozes sont assez nombreux et qui doivent être déplacés dans 2-3 ans ?» se demande M. Léonov.

LES PROBLÈMES AGRICOLES

1. Quelques généralités
     L'Ukraine est traditionnellement considérée comme le grenier à blé de l'URSS; quant à la Biélorussie, une de ses spécialités est l'élevage, et elle est considérée comme grande productrice de lait et de viande.
     Nous n'avons pas d'indications sur le degré de contamination des terres agricoles ukrainiennes. Pour la Bièlorussie, il est affirmé que l/5e des terres exploitées est «plus ou moins contaminé» sans qu'on connaisse le niveau de contamination surfacique considéré comme «négligeable».
     Nous avons essayé de rassembler ici les informations concernant la Biélorussie et provenant de deux numéros de Biélorussie Soviétique; celui du 9 février 1989 intitulé «1.000 jours après Tchernobyl» rend compte de la réunion publique tenue à Minsk le 2 février 1989 avec des dirigeants de la République de Biélorussie; celui du 14 mars 1989 sous le titre «Prévisions et réalité: la conception est-elle correcte ?» rend compte d'une réunion entre dirigeants et experts de Biélorussie et ceux de Moscou. On verra que l'optimisme des experts de Moscou contraste avec les préoccupations affichées par les responsables locaux en particulier ceux des régions («oblast») de Gomel et de Moghilev où se trouvent les zones contrôlées.

p.11

2. But recherché
     La politique agricole suivie consiste à continuer à produire sur les terres contaminées. Il est envisagé de choisir les plantes pour chaque champ, du moins c'est ce qu'escomptent les experts, car la sensibilité des plantes au rayonnement est différente selon les espèces. «Ainsi:
     - le blé et les céréales peuvent pousser sur des terres contaminées en Césium 137 à moins de 40 Ci/km2
     - les pommes de terre: "" 50 Ci/km2
     - les betteraves: "" 20 Ci/km2
     - le trèfle, la vesce (sur sol humide): "" 10 Ci/km2
     - les pâturages naturels (pour le foin): "" 2 Ci/km2»
     Au-dessus de 80 Ci/km2, on plantera des forêts.
     Aucune indication n'est fournie sur la «propreté» des productions: pas une seule donnée en Becquerels par kg (ou en mCi/kg puisque les Soviétiques utilisent les curies) sur la moindre céréale, la moindre nourriture produite...
     Un des responsables de l'agriculture de Biélorussie, Khoussaïnov, qui a fourni les chiffres ci-dessus, affirme «Donc la terre polluée n'est pas stérile. Elle peut nourrir les humains si bien sûr les agriculteurs conduisent la production d'une manière intelligente».
     Cet optimisme est contredit par les réponses fournies par ce même ministre aux questions telles que «Pourquoi continuer à produire sur des terres contaminées ? C'est beaucoup plus difficile d'obtenir une production réellement propre, c'est pratiquement impossible...» «...Cette production va coûter très cher. Du point de vue économique, il est plus rentable d'utiliser plus de moyens et d'obtenir plus de rendement sur la terre propre».
     Les réponses nous indiquent que «là où la contamination est très élevée, on ne fait rien pousser. C'est ainsi que dans le district de Gomel la surface ensemencée en sarrazin a diminué de 8.000 hectares. On a limité aussi celle des céréales, des haricots, des pommes de terre et autres légumes. Des élevages de mouton ont été liquidés».
     Bien sûr, des calculs de rentabilité ont été effectués mais le problème est que «si on autorise les gens à habiter dans ces régions, on ne peut pas les empêcher de faire pousser le blé, de travailler, ramasser le foin, effectuer l'élevage et ce travail-là ne va pas être inutile. Si on suit les recommandations dont je vous ai parlé [adapter les cultures au niveau de contamination du sol], on pourra obtenir une production sans danger». Et il ajoute un peu plus tard «un grand nombre de paysans ne veulent pas quitter leur terre natale et on ne peut pas ne pas tenir compte de leurs désirs».
     La conclusion est donc qu'on maintient (et qu'on va maintenir) la population sur des terres contaminées. Des méthodes de décontamination et «d'amélioration agrochimiques» sont développées sur ces territoires de façon à permettre des conditions de vie jugées acceptables par les autorités. On peut faire un premier bilan de ces méthodes d'après les articles parus dans Biélorussie Soviétique alors que dans la Pravda le Président du conseil de Biélorussie formule l'espoir qu'on le libèrera de la nécessité de produire du blé contaminé...
suite:
3. Les méthodes de décontamination et d '«amélioration agrochimiques»: la réalité n'est pas conforme aux prévisions
     Ces méthodes sont appliquées sur des sols contaminés à plus de 15 Ci/km2 [555.000 Bq/m2]. Leur but est d'assurer des productions agricoles «propres». Elles doivent permettre de réaliser «le critère de résidence sans danger» afin que le maintien sur place des habitants n'entraîne pas une dose cumulée sur 70 ans de 35 rems (interne et externe) jugée «acceptable» par les autorités sinon la population est déplacée.
     Le point de vue officiel est bien résumé par le Pr Izraël (Biélorussie Soviétique, 14 mars 1989): «Nos spécialistes qui travaillent depuis le premier jour dans ce domaine considèrent que dans les zones où le niveau de contamination est inférieur à 15 Ci/km2 les doses d'irradiation ne vont pas dépasser la norme des 35 rem pendant toute la vie... La composante principale de cette dose est due à la contamination interne; on peut la faire baisser sensiblement en excluant de l'alimentation le lait contaminé, la viande et certains autres produits. Nous avons prouvé d une manière expérimentale que si on écarte la contamination interne, la dose de 35 rem ne sera pas dépassée. En conséquence, dans chaque agglomération la question du «déplacement» [évacuation] doit être résolue d'une manière concrète. S'il y a un moyen de recevoir des produits alimentaires «propres», il n'y a pas de problème. Sinon la réponse est formelle, il faut évacuer».
     «Il faut tenir compte qu'il existe d'autres moyens d'empêcher la pénétration des radionucléides dans l'organisme. Le danger principal est le Césium 137. Il y a différentes propositions et projets à son sujet. Par exemple enlever complètement la partie supérieure du sol et l'enterrer. Pratiquement c'est impossible à effectuer. De plus la couche fertile n'est pas épaisse dans nos régions et on pourrait de ce fait détruire complètement l'agriculture. Lors de la décontamination des agglomérations, cette méthode bien sûr peut être utilisée bien qu'elle ne soit pas suffisamment efficace. Nous avons observé plusieurs fois que par migration des radionucléides, le niveau de contamination reprenait rapidement sa valeur initiale [souligné par nous]. Pour empêcher la pénétration des isotopes de Césium dans la chaine alimentaire, il faut empêcher leur pénétration dans le sol. Il y a des moyens pour cela, l'apport de zéolithes, de minéraux argileux, l'emploi d'engrais de potassium. Nous avons réussi sur des sols contaminés à 40 Ci/km2 [1,48.106 Bq/m2] à obtenir du lait propre.
     Dernier point: on recommande actuellement de déplacer les habitants de 36 agglomérations dont 20 en Biélorussie. Dans certains cas, sans utiliser de moyens radicaux, on peut obtenir l'amélioration de la situation radiologique uniquement par des mesures du genre dont je vient de parler. Je vous l'assure».
     Or, au sujet de l'évacuation de ces agglomérations et à une question provenant de la salle: «Comment peut-on expliquer aux kolkhoziens qu'ils ont travaillé dans une zone dont nous leur disons maintenant qu'ils doivent la quitter ?», le Pr Iline répond «qu'après la catastrophe, le plus important était de délimiter la zone sinistrée et de décider ce qu'il convenait d'y faire. Il n'y avait aucune raison d'évacuer la population. 
 p.12

De plus, on a supposé qu'avec l'aide d'un certain nombre de mesures, on pouvait abaisser le niveau des doses, ce qui permettait l'existence dans la zone. Mais nos espoirs concernant la décontamination ne se sont pas réalisés» [souligné par nous].
     L'échec des mesures de décontamination est attesté incidemment par l'intervention du Président de la Commission du Bureau du Comité Central du PC de Biélorussie, membre du Conseil des Ministres de Biélorussie (B.G. Evtoukha). Après avoir rappelé l'ampleur des travaux entrepris dans la zone de contrôle permanent (100.000 personnes), il indique «Nous avons constaté que la désactivation [décontamination] industrielle ne donne pas les résultats escomptés. La migration permanente des radionucléides empêche l'abaissement du niveau de radioactivité et à cause de cela nous sommes amenés à réfléchir sérieusement sur les mesures prioritaires qui permettraient de rendre la décontamination industrielle plus efficace.
     Les calculs supplémentaires qui ont été effectués après avoir admis le critère «de maintien dans les lieux sans danger» [35 rem de dose engagée sur une vie] ont montré qu'il sera nécessaire dans les années qui viennent de déplacer une partie de la population d'au moins 85 agglomérations. Il faut à nouveau analyser le pour et le contre pour chaque agglomération et chaque village et prendre une décision définitive avant la fin de l'année».
     «Nons n 'avons pas pu établir de données correctes concernant la diminution du niveau de contamination d'un produit aussi répandu que le lait [souligné par nous]. Ce n'est pas si facile à réaliser. Il faut un système particulier de production de nourriture pour les vaches, un régime spécial d'alimentation, des correctifs à apporter à l'agriculture et toutes ces mesures ne peuvent pas être effectuées en 1 an. Mais les faits sont là: la baisse réelle de contamination par les radionucléides est 2 fois plus faible que celle calculée par les centres scientifiques chargés d'établir les normes» [souligné par nous].
     Sous le titre «il est temps de changer le diagnostic» est publiée l'intervention du Président du Combinat Agronomique de Biélorussie, E.F. Soukhoroukov. Selon lui, les recommandations des spécialistes du Ministère de l'agriculture d'URSS sur les moyens de production agricole sur les territoires contaminés sont périmées et ne parviennent pas à créer les conditions pour obtenir une production «propre». Il se plaint de ce que les quantités d'engrais minéraux disponibles sont insuffisantes et que les engrais composites avec des éléments absorbants pour le Césium [tels que ceux indiqués par le Pr Izraël] qui devraient être produits par les usines d'engrais, manquent. L'expert du Ministère de l'agriculture d'URSS, des laboratoires de recherches expérimentales d'agronomie, A. Povoliaïev affirme, quant à lui, que le niveau de contamination du lait pourrait être divisé par 4 en nourrissant le bétail avec des produits propres et que «c'est au ministère de l'agriculture biélorusse de se remuer un peu». Il fait des propositions assez surprenantes:
     - «pour les sols contaminés à moins de 15 Ci/km2, on peut améliorer les pâturages naturels et les attribuer à la population, de sorte qu'il soit bien établi que ce sont leurs pâturages pour plusieurs années. [souligné par nous]
     - pour les sols contaminés de 15 à 40 Ci/km2, il faut transformer les terres labourables en pâturages [c'est-à-dire supprimer la production agricole céréalière, pommes de terre...] dans ce cas la dose de la population sur 70 ans n'atteindra pas 20-25 rem».
suite:
4. Problèmes posés par la contamination du sol entre 5 et 15 Ci/km2 [111.000 - 555.000 Bq/m2]
     Ces problèmes ont été soulevés par Kamaï, 1er Secrétaire du PC de Gomel. Il indique que cela concerne beaucoup d'habitants. Dans le district de Gomel, 60.000 personnes vivent dans des zones à 15 Ci/km2 alors que 107.000 personnes vivent dans des zones contaminées à des niveaux de 5 à 15 Ci/km2.
     La région de Gomel est une région d'élevage, productrice de lait et de viande. Or, dans les zones contaminées entre 5 et 15 Ci/km2, la production laitière est hors normes; près de 60% du lait est contaminé et dans certains secteurs individuels la proportion atteint 70%.
     La moitié du cheptel a péri. D'après Kamaï, «une mauvaise organisation de l'approvisionnement en aliments propres du bétail, un mauvais contrôle de la radioactivité ont conduit à la perte de 48.000 vaches alors que 40.000 vaches sont entretenues en pure perte puisqu'on ne peut pas consommer le lait».
     Une des conclusions de la réunion du Conseil des Ministres de Biélorussie attire l'attention sur ces zones contaminées entre 5 et 15 Ci/km2 «dont on a cru pendant longtemps qu'elles ne nécessitaient pas de mesures particulières. Il se pourrait que ce soit une erreur; des recommandations spéciales devraient être élaborées pour chaque ferme afin d'obtenir une production absolument «propre»»..

5. Que devient la production «sale» ? Les normes de contamination
     Comme nous l'avons indiqué déjà, aucun chiffre n'est fourni sur les niveaux de contamination des produits agricoles. On nous dit que la norme admissible de l'eau et du lait est de 10-8 Ci/I, soit 370 Bq/l. Il serait important de connaître l'évolution de cette norme en URSS entre fin avril 86 et aujourd'hui. La norme actuelle règlemente «le régime de croisière» ; 370 Bq/l dans le lait correspondent à la norme pour le Césium actuellement en vigueur dans les pays de la CEE selon le règlement du 22.12.1987 «relatif aux conditions d'importation de produits agricoles originaires des pays tiers à la suite de l'accident survenu à la centrale nucléaire de Tchernobyl». Ce qu'il faut connaître, c'est la norme utilisée en situation d'urgence. On en a une vague idée grâce à la réponse formulée par le responsable de l'agriculture de Biélorussie, Khoussaïnov, à la question suivante «Les premières recommandations sur les travaux agricoles ont été données durant l'été 1986. Est-ce qu'il y a eu des modifications au vu de l'expérience accumulée ?». La réponse est: «Durant 3 ans, le ministère de l'agriculture a, à 3 reprises, changé les recommandations concernant la production agricole dans les régions polluées. Chaque nouvelle variante différait de la précédente. Les normes de contamination concernant l'eau potable et le lait ont été divisées par 10 et même 100». Ceci mettrait donc la contamination admissible du lait à environ 37.000 Bq/l au lendemain de la catastrophe en ce qui concerne le Césium.

p.13

     Il est intéressant de comparer cette valeur avec celles qui ont été préconisées par M.M. Jammet et Pellerin au titre d'experts français de l'article 31 du traité Euratom en décembre 1986 et celles qui ont été finalement adoptées le 22.12.1987. Les négociations entre partenaires européens ont été particulièrement âpres concernant la fixation «des niveaux maximaux admissibles de contamination radioactive pour les denrées alimentaires et les aliments pour bétail après un accident nucléaire ou dant toute autre situation radiologique d'urgence». Le tableau suivant résume l'évolution des négociations:
                                           Lait                   Autres denrées
                                     Cs 137 (Bq/l)             alimentaires
                                                                   Cs 137 (Bq/kg)
Proposition des experts      20.000                   30.000 (viande)
du 3.12.1986
Proposition des experts       4.000                     5.000 (viande)
du 30.4.1987
Rêglement Euratom             1.000                    1.250
22.12.1987

     L'expérience soviétique montre qu'au lendemain de Tchernobyl, les laits étaient probablement contaminés à des niveaux supérieurs aux 20.000 Bq/l en Césium préconisés par les experts français et qu'il n'est pas facile de gérer une crise nucléaire avec une norme à 1.000 Bq/l.
     Trois ans après, il est encore difficile de produire des laits respectant la norme de 370 Bq/l dans des régions hors contrôle (5-15 Ci/km2). Il est dit que les laits hors normes sont transformés en beurre respectant, eux, les normes sanitaires [qui ne sont pas fournies].
     Nous avons quelques indications qualitatives concernant la viande. Là où la contamination est élevée, les élevages de mouton ont été supprimés. Le porc est moins contaminé que le veau (les quelques analyses effectuées par le SCPRI en juin 86 sur de la viande vendue à Moscou donnaient du veau à plus de 10.000 Bq/kg en Cs 137 et 134 et le porc à moins de 5.000 Bq/kg).
     Selon les données du ministère de l'agriculture de Biélorussie, «la majorité de la viande contaminée aurait été produite en 1986 et 28.000 tonnes de viande contaminée sont passées par les abattoirs. On a enterré 3.900 t de viande ; 5.000 t ont été utilisées pour la préparation de produits alimentaires secs pour les animaux et c'est dans ce but que 15.000 t ont été expédiées dans d'autres régions d'URSS ; on a expédié 400 tonnes de viande pour l'alimentation des animaux à fourrure. Pour l'instant, le reste est stocké».
     Le niveau de contamination de la viande dépend de la façon dont sont alimentées les bêtes, en particulier 2 mois avant l'abattage: Si on leur donne des aliments «propres», étant donné la période biologique du Césium dans l'organisme, une partie du Césium radioactif va être éliminé. A-t-on donc réussi à produire aujourd'hui en Biélorussie de la viande «propre» ? [correspondant aux normes soviétiques, même si on ne les connaît pas]. Il semble bien que non si on en croit l'information parue dans le journal L'interlocuteur (Sobiecednik, no 17, avril 1989). On apprend qu'une grève a éclaté début mars 1989 dans une usine de saucisson de Léningrad où est traitée de la viande provenant de Biélorussie. Les ouvriers refusent de travailler la viande contaminée qui arrive depuis l'accident de Tchernobyl.

suite:
Les niveaux de contamination de la viande sont tenus secrets et sont contrôlés par les dosimétristes affectés à l'usine. «Quand une viande dépasse le niveau «admissible», elle est envoyée dans une unité spéciale qui, par une technologie appropriée, fait diminuer la radioactivité. Les viandes hachées aux normes sont mélangées à d'autres viandes «propres» de façon à ce que les saucisses finales n'aient pas plus de radioactivité que le bruit de fond»...
     Rappelons encore une fois qu'il faut connaître l'activité par kilo de ces produits finis qui, s'ils sont ingérés par des milliers de personnes, contribueront à augmenter la dose collective.

6. Le problème du matériel agricole
     Le matériel conventionnel est inadapté sur sols contaminés. Les autorités ont recommandé aux kolkhoziens des régions polluées d'utiliser des tracteurs équipés de cabines étanches. Ce matériel est cher mais de plus il n'y en a pas assez et il est mal conçu. C'est ce que montre l'échange entre le Président du Complexe agro-industriel de Biélorussie, Khoussaïnov, et un participant lors de la réunion publique de Minsk le 2 février dernier.
     Question: Depuis 3 ans, nous entendons dire que pour les travaux des champs, nous avons besoin d'une technique spéciale avec des cabines hermétiques [pour les conducteurs de machines agricoles] mais jusqu'à présent elle n'est pas arrivée... Quand arrivera-t-elle ?
     Khoussaïnov: Le Complexe agro-industriel et le gouvernement de la République se sont adressés à plusieurs reprises au Ministère Central de façon à obtenir de l'aide pour rendre le travail des conducteurs moins dangereux. Les hautes sphères nous envoient des promesses mais pas d'aide réelle... Pendant ces 3 ans, nous n'avons obtenu que 825 cabines hermétiques, ce qui est de plusieurs fois inférieur à la quantité nécessaire. Mais même ces cabines ne possèdent pas l'air conditionné! Quant à l'usine de tracteurs de Minsk, elle n'a pas commencé la production en série de telles cabines.

7. Conclusion
     L'URSS a toujours eu des problèmes de production agricole. Il est difficile d'imaginer qu'un pays ayant de telles difficultés puisse mettre rapidement en place et à grande échelle des technologies sophistiquées et coûteuses de décontamination et d'amélioration des terres qui n'ont été testées qu'au stade expérimental du laboratoire. Il est évident que la transposition à l'ensemble des surfaces contaminées est tout à fait invraisemblable et que la techno-structure soviétique est incapable d'assurer la sécurité de la population sur ces territoires. Il est d'ailleurs évident que de telles techniques ne seraient pas plus utilisables dans les pays occidentaux en cas de catastrophe nucléaire. Il a été proposé que des terres soient attribuées aux paysans en leur garantissant que ce serait pour longtemps. Ceci a évidemment pour but de les responsabiliser. Dans ce cas, l'aide de l'Etat est toujours nécessaire mais on aboutirait peut-être à une meilleure gestion de cette aide.
     Des technologies spéciales sont étudiées en laboratoire pour abaisser les niveaux de contamination du lait et de la viande mais il n'y a pas assez de nourriture «propre» pour le bétail, solution qui serait la façon la plus rationnelle et la plus efficace de diminuer la radioactivité.
     Toutes ces technologies coûtent cher. Et on nous dit que le problème des capitaux nécessaires pour l'édification de centres d'élevage et la construction de bâtiments en remplacement de ceux qui ont été abandonnés dans la zone «fermée» et la zone évacuée n'ont pas été complètement résolus...

p.14

Retour vers la G@zette 96/97