SOLAR CLUB CERN

Adieu centrales voici piles et bactéries
Science & Vie N°864
I/ Septembre 89, page 72
Demain des batteries bactériennes produiront votre électricité. Un physicien écologiste fait le point sur les alternatives aux centrales actuelles.

par Antoine LABEYRIE

Tandis que de nouvelles usines de production de photopiles au silicium amorphe s'implantent dans le monde, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne, la France, bercée par le lobby nucléaire, dort. Et rate le virage majeur vers la domestication du Soleil (1). C'est pourtant Frédéric Joliot, grand pionnier français du nucléaire et gendre de Marie Curie, qui déclara en 1956, devant le Conseil économique : « A mon avis, il faut s'occuper très sérieusement et dès maintenant de l'utilisation de l'énergie solaire. C'est sans doute par des recherches techniques que l'on arrivera à améliorer considérablement les procédés d'utilisation de l'énergie de la radiation solaire. C'est, je le répète, un problème d'une très grande importance, qui devrait intéresser l'industrie française et les établissements de recherche appliquée de l'Etat. En bref, il convient de faire appel à toutes les sources d'énergie possibles et mener de front les recherches en vue d'en faire jaillir de nouvelles. Il ne serait pas raisonnable de voir dans l'énergie atomique la seule source capable de répondre à l'accroissement considérable des besoins en énergie de notre pays. » (2).

Si cet appel avait été entendu, les sommes importantes, investies dans les centrales nucléaires et le retraitement des déchets, auraient pu faire de la France le grand fournisseur mondial de « solaire ». Orienté différemment, l'effort financier et scientifique dont bénéficia le nucléaire, eut abouti dès 1975 à des filières solaires suffisamment évoluées pour abréger, et même éviter, le stade nucléaire. Il est évident que celui-ci n'est plus qu'une transition entre l'ère des combustibles fossiles et celle du tout-solaire.

Ce n'est plus « une vision rose de Verts »: dans 15 ou 30 ans, des capteurs solaires sur les toits des maisons et des bâtiments auront supplanté le pétrole, mais aussi les centrales électriques, hydrauliques, thermiques et surtout nucléaires. Déjà, les photopiles au silicium amorphe permettent de produire efficacement de l'électricité solaire. Commercialisées depuis deux ans, elles vont peut-être équiper une centrale de 50 mégawatts en Californie. Le prix des panneaux à depuis baissé de moitié, en attendant la baisse encore plus substantielle qu'annoncent les experts. Des tuiles solaires, garnies d'une couche très mince de ce silicium, pourraient recouvrir progressivement les quelque 2000 kilomètres carrés de toitures qui existent en France. En plein soleil, avec un rendement de 12 %, la puissance engendrée atteindrait 240 gigawatts, c'est-à-dire la puissance instantanée de 200 « tranches » nucléaires. Or des rendements encore plus intéressants, dépassant 30 % sont déjà obtenus avec certains types de photopiles.

Le procédé du silicium amorphe, mis au point en France par le Pr I. Salomon et la société Solems, a été adopté pour monter en Allemagne une importante chaîne de production de panneaux.

Il est évidemment essentiel de conserver l'énergie ainsi captée, afin d'en bénéficier à tout moment, notamment la nuit, en hiver et lors des périodes de mauvais temps, ou les photopiles débitent beaucoup moins qu'en plein soleil. C'est possible par la voie biochimique.

Actuellement, cette mise en conserve est, le plus souvent, effectuée par des batteries au plomb, semblables à celles qui équipent les voitures. Mais elles sont chères et lourdes, et elles gardent mal la charge ; on ne peut pas s'en servir pour récupérer en hiver de l'électricité solaire accumulée en été : les fuites internes des batteries au plomb sont importantes et dissipent la charge en quelques mois. De nouvelles batteries apparaissent, comme celles au lithium, commercialisées depuis quelques mois au Canada et en Allemagne, et celles au sodium-soufre, développées en Suisse pour les nouvelles voitures électriques et solaires. Relevons qu'en Suisse, huit stations de ski ont choisi, après Zermatt et Saas Fe, d'interdire les véhicules « fumants » et de ne laisser circuler que des véhicules électriques, silencieux et non polluants. L'initiative a été appréciée par la clientèle de ces stations.

En Suisse également, des subventions sont accordées au constructeur Swissmobile pour lancer une fabrication de voitures solaires.

Pour comprendre ce qu'est la voie biochimique, il faut rappeler qu'en hiver, un kilomètre carré de forêt ou de prairie sous la neige contient une réserve d'énergie de l'ordre du gigawatts heure, sous forme de sucres stockés dans les racines. Cette énergie est mobilisée au printemps pour produire des feuilles, des tiges, des fleurs, etc., avant qu'apparaissent les nouvelles feuilles pour capter à leur tour l'énergie solaire. Cette énergie est la seule que puisse utiliser la plante qui cache sous terre des tubercules bourrés d'amidon, le manchot Adélie qui reste trois mois sans manger grâce à sa graisse où le grand papillon saturnide qui vole sans jamais se nourrir.

Ce stockage biochimique est exploité par l'homme depuis les débuts de l'agriculture pour se nourrir et se chauffer en hiver. Mais l'homme n'a pas su, jusqu'ici, en tirer directement de l'électricité (contrairement aux poissons électriques). Nous n'en sommes pas très loin. Il existe déjà des systèmes nommés « piles à combustible » qui produisent à froid de l'électricité en combinant des molécules oxydantes et réductrices, par exemple l'oxygène et l'hydrogène.

L'hydrogène est difficile à manipuler ; il fuit et s'enflamme au contact de l'air. Mais les processus catalytiques permettent actuellement de travailler avec des molécules plus commodes. Le Pr Graetzel, de l'Institut polytechnique de Lausanne, vient de mettre au point la production de méthane (CH4) à partir d'hydrogène, qui peut être d'origine solaire, et de gaz carbonique atmosphérique. Du méthane solaire pourrait ainsi être produit et stocké à long terme.

Deux voies concurrentes se présentent donc en matière d'énergie stockable fondée sur le solaire : des systèmes de stockage électrochimiques à hydrogène, ou encore à méthane, recourant aux procédés de la chimie minérale ; et les filières biochimiques, certes plus complexes, mais dont les rendements pourraient être plus intéressants et qui réduiraient la pollution.

 -  Dans la première voie, celle de la chimie minérale, les photopiles constituent le premier élément d'une chaîne ; il faut ensuite mettre au point les systèmes électrochimiques de stockage et de récupération. La photolyse directe de l'eau, produisant de l'hydrogène, voire des hydrocarbures, par des réactions de photochimie minérale ou organique est une variante qui fait aussi l'objet de recherches.

 -  Dans la seconde voie, celle des filières biochimiques, pas de photopiles ni d'autres collecteurs chimiques ; on récoltera les sucres ou hydrocarbures produits par des plantes vertes ou des algues microscopiques, éventuellement cultivées sur les toits, on les stockera, et on pourra tenter d'utiliser des bactéries pour récupérer l'énergie.

Des résultats récents montrent en effet que des générateurs électriques à base de bactéries, nourries avec du sucre ou des résidus comme le petit lait, peuvent avoir un rendement élevé.

En fait la production d'électricité par des bactéries aussi banales qu'Escherichia coli, ordinaire dans l'intestin humain, a été observée dès 1910 par Michael Cresse Potter, professeur de botanique à l'université de Durham (Grande-Bretagne). Depuis, la production bactérienne d'électricité a été étudiée en vue des applications énergétiques par différents laboratoires, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud et au Japon notamment. Dans les années soixante, la NASA consacra un financement appréciable à ces travaux, éventuellement applicables à l'électrification des stations spatiales. Les mécanismes métaboliques d'E. coli devinrent mieux connus, mais le rendement de la production électrique resta longtemps inférieur à 1 %.

Puis, dans les années quatre-vingts, Peter Bennetto, chimiste au King's College de Londres eut l'idée d'ajouter aux milieux de culture un produit dit médiateur, qui améliore le transfert des charges électriques entre les cellules des bactéries et l'électrode.

Après un séjour dans ce laboratoire, la chimiste japonaise Kasuko Tanaka obtint des rendements en conversion chimique de 70 à 80 % ; le rendement spécifiquement énergétique, lui, atteindrait 40 %, ce qui est déjà remarquable à ce stade.

Ainsi, des bactéries nourries au sucrose transforment celui-ci presque entièrement en gaz carbonique et en eau, avec une production électrique proche du maximum théorique, soit 48 faradays par mole de sucrose. Des « piles à combustibles microbiennes » construites à King's College contiennent 200 cm3 de culture microbienne et produisent un courant de 2 ampères en continu. Le débit électrique persiste pendant plusieurs mois si elles sont régulièrement nourries.

Des améliorations sont encore nécessaires, notamment dans la structure des électrodes et l'élimination de certains déchets métaboliques qui empoisonnent les bactéries s'ils s'accumulent (voir encadré).

A titre de comparaison, la production classique d'électricité dans les centrales thermiques à partir d'hydrocarbures, tout comme la production d'énergie mécanique, par exemple dans un moteur de voiture, à un rendement qui varie entre 10 et 42 %, conséquence du théorème de Carnot. Au siècle dernier, Sadi Carnot montra en effet que le rendement d'un moteur thermique est inférieur ou égal à 1-Tf/Tc, Tf et Tc étant les températures absolues de la source froide et de la source chaude.

Ce théorème explique notamment que les deux tiers de la puissance dégagée par une centrale nucléaire soient dissipés dans l'environnement sous forme de pollution thermique. Si les moteurs thermiques semblent dorénavant condamnés, tout comme les centrales thermiques et nucléaires, c'est donc autant en raison de leur rendement inférieur que des problèmes de pollution. Bennetto écrit dans le New Scientist (3) qu'une future voiture électrique emportant 50 kg de sucre comme carburant pour nourrir sa batterie microbienne pourra parcourir plus de 1000 km.

Le poids de tels systèmes, combinant un moteur électrique et une bio-batterie avec son réservoir, sera bien inférieur à celui des systèmes électriques actuels, alourdis de façon catastrophique par leurs batteries à base de métaux. Il sera même vraisemblablement inférieur au poids des moteurs à essence classiques avec leur réservoir. Cela est particulièrement intéressant pour l'aviation. Les actuels prototypes d'avions électriques sont silencieux et non polluants, mais handicapés par le poids des batteries (l'avion solaire Solar Challenger de l'Américain Paul McCready, qui a traversé la Manche en 1981, n'avait pas de batteries et aurait été obligé de se poser s'il était passé sous l'ombre d'un nuage).

Là encore, il n'est pas fou d'imaginer que des batteries bio-électriques puissent, grâce à leur légèreté et à l'amélioration du rendement, augmenter sensiblement le rayon d'action de ces avions silencieux et non polluants. On tiendrait là une solution à la pollution aérienne, bizarrement méconnue : faut-il rappeler que les additifs chlorés du kérosène d'aviation ont contribué à détruire la couche d'ozone qui protège la Terre ?

Pour mettre au point des batteries microbiennes, une collaboration européenne s'est amorcée entre le laboratoire du King's College, cité plus haut, le Glynn Research Institute, avec la participation du biologiste prix Nobel p. Mitchell, la société LML Products, et, en France, le groupe Energies Renouvelables, le Laboratoire de physique et d'électrochimie et le Centre de transfert en biotechnologie et microbiologie à l'université de Toulouse.

Les progrès dans l'utilisation de l'énergie solaire sont d'autant plus frappants que les recherches fondamentales n'ont commencé qu'il y a une vingtaine d'années, alors que les technologies dures exercent leur domination depuis près de deux siècles.

L'intérêt de l'énergie solaire devient éclatant en cette fin du XXe siècle, où le maintien de l'écosystème planétaire est enfin apparu comme la condition de survie de l'humanité. Ils prêtent donc un relief particulier supplémentaire aux inconvénients bien connus des centrales : destruction d'écosystèmes fluviaux millénaires pour les centrales hydrauliques, pollutions chimique et thermique difficilement évitables pour les centrales thermiques, pollution thermique et radiochimique pour les centrales nucléaires. C'est pourquoi le projet de barrage sur le fleuve Sinnamary, en Guyane, est considéré mondialement comme un crime écologique dommageable à l'image de la France.

Economiquement aussi, les progrès du solaire apparaissent comme la solution de rechange. Le nucléaire décline de lui-même partout dans le monde. Les avantages des énergies dites nouvelles deviennent évidents pour les pays en voie de développement (auxquels la France espérait vendre des centrales nucléaires). Selon le ministre Brice Lalonde, le Danemark a exporté davantage, sous forme d'éoliennes, que la France, sous forme de centrales nucléaires. Un fait d'autant plus regrettable qu'EDF construisait des éoliennes prototypes performantes dans les années cinquante, mais à ensuite supprimé cette filière. Il est vrai toutefois que le nucléaire a diminué, en France, la pollution des centrales thermiques, mais des filtres auraient aussi éliminé la pollution acide et particulaire.

Au dernier congrès organisé par la CEE sur l'énergie solaire photovoltaïque, il fut essentiellement question des photopiles « physiques » et de systèmes de stockage tout aussi physiques, comme les batteries ou l'hydrogène. On y évoqua les projets allemands d'« économie à base d'hydrogène », qui mettraient en oeuvre d'énormes centrales photovoltaïques, de même que l'installation-pilote Hysolar, mise en route à Stuttgart pour produire de l'hydrogène solaire.

On y a discuté, en comité consultatif, sur la dimension souhaitable des centrales photovoltaïques : doivent-elles être collectives ou individuelles ? Je fus chargé de représenter le point de vue des écologistes, en faveur de microcentrales sur chaque maison. Il est évident que le solaire se prête mal à la centralisation, mais il est plus tentant pour les industriels, français notamment, de susciter de gros projets à financement public que de se battre sur le marché libre et internationalisé des petites installations individuelles.

Jusqu'ici, les subventions communautaires, attribuées pour équiper des maisons ou des villages isolés, ont financé un petit nombre d'installations de grandes dimensions, de préférence à un grand nombre de petites installations. La seconde approche serait cependant préférable, car l'expérience prouve que les gens qui disposent d'un générateur solaire de faible puissance, même s'ils n'ont pas de connaissances techniques, deviennent rapidement compétents pour en effectuer la maintenance et pour l'agrandir si nécessaire.

Des subventions modestes peuvent ainsi déclencher des vocations, alors que les installations coûteuses fortement subventionnées découragent l'action individuelle. De plus, c'est bien souvent en voyant faire un voisin que les gens veulent essayer l'électricité solaire. A cause de cet effet de contagion, la croissance exponentielle de la population solarisée sera plus rapide, à budget de subventions égal, avec un grand nombre de petites subventions qu'avec un petit nombre de grosses. Une réforme de la politique des subventions dans ce domaine s'impose donc.

Les descriptions que voilà ne résument certes pas toutes les filières exploitables pour la production d'électricité. Electricité que nous avons, un peu vite, pris l'habitude de considérer comme ne pouvant être produite que par de grosses installations « dures », alors que, depuis bien longtemps, sans bruit et sans fumée, les milieux vivants en fabriquent. La diversité des matériaux et filières actuellement étudiés pour l'électrification solaire crée une concurrence fort stimulante. Mais il faut que les organismes de recherche qui ont fait le succès du photovoltaïque physique s'intéressent également aux filières biochimiques. Il importe que les barrières tombent et que la concurrence des filières se développe harmonieusement.
--------------------------------------------------------------------------------
(1) Science & Vie avait déjà évoqué il y a plus de trois ans (n° 829, octobre 1986) les réalités et les promesses de l'énergie solaire. On peut toujours s'y référer.
(2) Joliot-Curie, par Pierre Biquard, Ed. Pierre Seghers.
(3) Peter Bennetto, New Scientist, 16 avril 87, p. 36
--------------------------------------------------------------------------------

II / ENCART
Les bactéries au travail

Depuis 1910, les chercheurs s'intéressent à la production d'électricité à l'aide de bactéries. Mais c'est au début des années 1980 que Peter Bennetto, du King's College de Londres, à l'idée qui permettra d'obtenir des rendements significatifs. En effet, dans une pile bactérienne (2 et 3), on utilise le catabolisme naturel des sucres par les bactéries, c'est-à-dire la propriété qu'ont les microbes de « casser » les combustibles riches en électrons, les électrons ainsi libérés allant vers l'anode. Mais le rendement, jusque la, est infime.

Pour l'augmenter, ce chimiste anglais ajoute un médiateur qui amélioré le transfert des électrons entre les bactéries et l'anode. Le reste de la pile fonctionne comme toute pile à combustible.

Des appareils, composes de plusieurs piles de ce type mises en série (4), pourraient alors détruire les déchets des industries agro-alimentaires tout en produisant de l'électricité.

Il serait possible avec des piles, contenant... un million de litres de liquide et 10 tonnes de micro-organismes, de produire 1 mégawatt pour 200 kilogrammes de sucre par heure. Un appareil gigantesque ! Pourtant, actuellement, des machines d'une telle taille sont utilisées dans les brasseries pour le traitement des eaux usées, mais, détail important elles consomment de l'électricité !

Il existe déjà un prototype de batterie bactérienne de quelques centimètres de haut qui fournit assez d'électricité pour alimenter une pendule numérique pendant toute une année.

Une filière solaire, peut ici aussi être envisagée en utilisant, pour nourrir les bactéries, des microalgues capables de fabriquer des sucres à partir de la photosynthèse. Une méthode qui pourrait donc, dans l'avenir, concurrencer les autres sources d'électricité.

Avec des bactéries aussi ordinaires que celles qui peuplent l'intestin humain - comme Escherichia coli (1)-, le rendement semble d'ores et déjà plus élevé que celui des centrales thermiques qui brûlent des hydrocarbures pour produire de l'électricité.