En janvier dernier, Daniel Cohn-Bendit, chef de file des écologistes français aux élections européennes, est violemment pris à partie par les salariés de l'usine de retraitement de déchets nucléaires de la Hague. «Il est Vert, et allemand de surcroît», dénonce l'un d'eux. «Avec quoi les AIlemands vont-ils faire brûler leurs centrales, avec des Juifs?», ose même lancer un autre ouvrier. Le nouveau chancelier Gerhard Schröder vient tout juste d'annoncer l'abandon par son pays de la filière nucléaire, dès l'an 2000. Les déchets allemands ne seront plus, à moyen terme, retraités dans l'usine française de la Hague, et les salariés craignent pour leurs emplois.
Le ton est devenu d'autant plus violent que l'après-atome a commencé. Même en France où 78% de l'énergie électrique est produite par les centrales nucléaires (c'est le record mondial[1], loin devant la Belgique, 60%, et la Slovaquie, 45%). Les tenants du tout nucléaire viennent en effet de perdre leur jocker: l'argument économique. Pendant longtemps,cette énergie s'est avérée moins chère que le charbon et le gaz. En Suisse, le coût du kilowattheure nucléaire était estimé entre 7 et 10 centimes, contre 8 à 16 centimes pour celui produit grâce aux agents fossiles (pétrole, charbon ou gaz). L'hydraulique tournait entre 8 et 20 centimes. Quant au solaire, il grimpe entre 1,20 et 2,50 francs par kWh.
Ce n'est plus vrai. Les risques de pénurie à moyen terme de pétrole (41 ans de réserves), de gaz (69 ans), de charbon (plus de deux siècles) ne cessent de s'éloigner. Résultat, leurs prix dégringolent. Le gaz est devenu plus compétitif pour la fabrication d'électricité que l'atome. Christian Pierret, secrétaire d'Etat français à l'Industrie, a été obliqé de le reconnaître tout récemment au Parlement. Le coût de la construction d'un réacteur nucléaire de 1400 mégawatts s'élève à 3,75 milliards de francs, contre 2,19 pour une centrale au charbon, et 1,05 pour une centrale de même puissance fonctionnant au gaz. Ajoutez que la facture laissée par le démantèlement d'un réacteur nucléaire est actuellement estimée à 15% de l'investissement initial. En fait, la plupart des spécialistes s'attendent à une note nettement plus salée.
Electricité, ouverture à la concurrence
Cet aveu d'un membre du gouvernement français ne vient pas par
hasard. A partir de 1999, le marché européen de l'électricité
s'ouvre progressivement à la concurrence. Pour survivre, le géant
EDF (Electricité de France), qui s'appuyait jusqu'ici presque exclusivement
sur le nucléaire, lorgne sur d'autres énergies à bas
prix afin de conserver ses clients. D'autant qu'un autre mammouth tricolore,
GDF (Gaz de France), commence à démarcher les groupes industriels.
Par ailleurs, la déréglementation du marché de l'électricité
va favoriser les petites centrales, qui réclament des investissements
moins lourds. Or, le nucléaire s'adapte mal aux petites unités,
ce qui n'est pas le cas du gaz.
Certes, la carte énergétique de la Suisse n'est pas celle de l'Hexagone. Les ouvrages hydrauliques produisent toujours 58% de l'électricité indigène, contre 39,5% pour les quatre centrales nucléaires de Beznau, Mühleberg, Gösgen et Leibstadt (la Confédération compte également une petite centrale thermique). Evoquant vingt-cinq ans d'histoire nucléaire en Suisse dans «Les cahiers de l'électricité», Peter Hählen, le secrétaire général de l'association suisse pour l'énergie atomique (ASPEA), se plaisait à souligner qu'il n'y a «que peu de pays qui peuvent se flatter d'un bilan aussi respectueux de l'environnement en matière de production d'électricité, sans recours significatif aux combustibles fossiles». Résultat, la Suisse demeure l'un des pays européens les plus liés au nucléaire pour sa production d'électricité, devançant l'AIlemagne (35%), l'Espagne (29%) et le Royaume-Uni (28%).
1200 tonnes d'uranium suisse à l'étranger
Après l'Autriche, l'Italie, le Portugal,
la Suède - mais aussi les Etats-Unis qui ne construisent plus de
centrales nucléaires depuis près d'une décennie -
la Suisse s'apprête à son tour à tourner le dos à
l'atome. Certes, la proposition de Moritz Leuenberger, le ministre de l'Energie,
de fermer les centrales nucléaires quarante ans après leur
mise en service (c'est à dire entre 2009 et 2024) n'est pas passée
comme une lettre à la poste, notamment auprès des milieux
d'affaires. Néanmoins, personne n'envisage sérieusement en
Suisse de construire de nouveaux réacteurs. Ce «oui»
de principe à l'arrêt du nucléaire reste toutefois
intemporel. Comme chez nos voisins allemands.
Début 1999, Gerhard Schröder annonce l'arrêt du retraitement des déchets nucléaires allemands dans les usines françaises de La Hague et britannique de Sellafield dès le 1er janvier 2000. Deux semaines plus tard, le chancelier revient sur sa décision. «J'aurais bien voulu tenir cette date, mais nous nous sommes rendu compte que ce n'est objectivement pas possible», admet-il. Et pour cause, sur les dix-neuf centrales allemandes, quatre au moins ne savent déjà plus ou stocker leurs déchets. Toute proportion gardée, la Confédération se retrouve dans la même situation. Fort peu de communes acceptent d'accueillir des produits radioactifs. En juin 1995, les Nidwaldiens disaient «non» au dépôt du Wellenberg, malgré les subventions très alléchantes offertes par la Coopérative pour l'entreposage des déchets radioactifs (Cedra). La Hague abrite actuellement 900 tonnes d'uranium suisse, et Sellafield, 300 autres tonnes.
En fait, personne, pas même les écologistes, ne pense que la Confédération va brutalement tourner le dos à l'atome. Une sortie du nucléaire ne règle pas le problème de l'indépendance énergétique. Comment se passer d'une source qui contribue pour presque 40% - et même davantage en hiver[2] - à notre approvisionnement en électricité? En Allemagne, les centrales au gaz n'apportent que 6,5% de la production d'électricité, les éoliennes, 0,6%.
En clair, nos centrales nucléaires, comme celles de nos voisins, resteront en service jusqu'à leur belle mort. La mise en service de Beznau 1 remonte à 1969. La dernière, Leibstadt date de 1984. Sachant que la durée de vie d'une centrale est de l'ordre d'une quarantaine d'années, et que plus de dix ans peuvent s'écouler depuis l'arrêt d'un réacteur jusqu'à son démantèlement complet... sans oublier l'entreposage des déchets dont les plus toxiques ont une durée de vie de plusieurs dizaines de milliers d'années. Selon les chiffres donnés par le Conseil fédéral cette année, la sortie du nucléaire devrait coûter 16,2 milliards de francs.
Un récent sondage réalisée en Allemagne, en Espagne, en France et au Royaume-Uni, montre que si 14% seulement des Européens souhaitent le développement de l'énergie nucléaire, et 33% l'abandon complet de l'atome, presque une personne sur deux (48%) préfère «qu'on ne développe pas davantage l'énergie nucléaire, mais qu'on continue de faire fonctionner les centrales existantes». Le gaz, en effet, ne présente pas que des avantages. Non seulement il remet en cause l'indépendance de notre approvisionnement (la Suisse n'en possède pas dans son sous-sol), mais rien ne nous dit que le prix de cette ressource fossile ne se redressera pas brutalement dans le futur, comme celui du pétrole[3]. Plus grave, contrairement au nucléaire[4], une turbine à gaz rejette dans l'atmosphère du gaz carbonique, à raison de 450 à 650 grammes par kilowattheure, ce qui aggrave «l'effet de serre». Les pays occidentaux ne se sont-ils pas engagés à la conférence de Kyoto en 1997 à réduire de 8% leurs émissions de CO2 d'ici 2010?