DOSSIER ENERGIE DU MAGAZINE POLYRAMA
Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne
No 111, juin 1999
L'avenir de la planète entre la cigale et la fourmi

Benhamin Dessus dirige au CNRS à Paris le programme de recherche sur les technologies pour l'écodéveloppement. Son terrain de prédilection, c'est la prospective. Dans ce contexte, évoquer 2050 ne l'effraie pas. il le fait même avec un franc-parler peu coutumier dans le monde généralement feutré de la recherche.

2050, vous dites que c'est demain. Est-ce vraiment plausibie, même en matière de prospective?
    2050, c'est demain. Les enfants qui naissent aujourd'hui seront en pleine activité à ce moment-là et nous serons selon toute vraisemblance 7 milliards et demi sur cette Terre. Ce que l'on sait, en tout cas sans avoir besoin de jouer les Madame Soleil, c'est que des éléments très structurants ne vont pas changer; l'habitat, les infrastructures liées au développement urbain et aux transports ne vont pas complètement se métamorphoser en deux générations.

Certes quand on fait des prévisions à 10 ans, généralement, on se plante. Pourquoi? Parce qu'on regarde derrière soi au lieu de regarder devant. Quand on fait de la prospective à 50 ans, on se fourvoie souvent sur les technologies qui évoluent de plus en plus vite, mais beaucoup moins sur l'évaluation des besoins des humains qui, eux, sont largement intangibles. Il y a donc une masse de phénomènes très prégnants sur lesquels on peut s'appuyer pour dessiner des images cohérentes d'avenirs possibles. En proposant des images contrastées d'avenirs au débat des citoyens, on redonne droit de cité à l'action des citoyens sur notre avenir.

Sur la question énergétique, vous établissez différents types de scénarios  que  vous  définissez comme sobres ou abondants, mais nos sociétés peuvent-elles vraiment encore s'offrir le luxe de choisir entre la cigale et la fourmi?
    Bien sûr; plusieurs risques majeurs nous attendent: l'effet de serre, les déchets et les accidents nucléaires, l'épuisement des ressources fossiles, entre autres.

Partant de ce constat, on peut axer sa réflexion sur un développement d'essence «productiviste» et décrire des scénarios «abondants». Pour que le monde se développe, le plus important c'est de produire de l'énergie en abondance et le meilleur marché possible. Evidemment, en augmentant les moyens de production, on augmente aussi le facteur risque, car on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs!

Mais on se dit aujourd'hui qu'avec une richesse plus grande demain, on trouvera de nouveaux moyens pour repousser les menaces... Et si la flambée des prix guette, on monte  une  opération  style «Tempête du désert» et le prix du baril redevient, du coup, extrêmement sage. Sur de telles bases, en 2050, on consommera alors trois fois plus d'énergie qu'aujourd'hui, soit 25 à 30 milliards de tonnes-équivalent pétrole.
A l'heure des affaires du sang contaminé ou de la vache folle, on peut se demander si cet optimisme ne mériterait pas d'être un peu tempéré, tant il est vrai que les conséquences perverses du développement des technologies nouvelles vont parfois plus vite que nos connaissances.

Le second type de scénario se situe à l'opposé de cette première logique: il joue la sobriété au service du développement. Il consiste à dire que le monde peut continuer à se développer au même rythme mais avec beaucoup moins d'énergie, en prêtant la plus grande attention aux besoins finaux de l'utilisation énergétique et en cherchant le meilleur usage possible des énergies. Plutôt que de choisir entre les différents risques (risques nucléaires contre effet de serre par exemple), ce type de scénario se propose d'éloigner l'ensemble de ces risques dans le temps.

Cette option s'avère d'autant plus intéressante qu'il est généralement moins cher d'économiser une tonne de pétrole ou un kilowatt plutôt que d'en produire un. C'est vrai pour les pays du Nord mais aussi pour les pays du Sud qui se trouvent devant le problème du financement des moyens de production. Les Chinois l'ont très bien compris: leur taux de croissance à deux chiffres s'accompagne d'une efficacité énergétique qui s'améliore d'année en année. Quand leur croissance fait 10% de plus, l'énergie produite n'augmente que de 5%.

Cette approche par la sobriété a enfin l'avantage de rééquilibrer un  peu les consommations d'énergie entre le Nord et le Sud. En effet grâce aux technologies qui ne sont pas utilisées au mieux de leur potentiel et sans freiner son développement, le Nord est capable de diminuer très sérieusement son appétit énergétique et, par conséquent, de laisser un peu plus d'espace énergétique aux pays du Sud.

    Votre recherche le prouve: gérer mieux l'énergie est d'abord un acte politique à long terme. Engager le charbon ou le pétrole dans un développement durable c'est possible?
    A terme, il ne faut pas se leurrer: nous devrons bien finir un jour par recourir massivement aux énergies renouvelables. Dans l'intervalle, il faut bien vivre. Mais pas n'importe comment. Le développement de la société passe inévitablement par une volonté d'équité face aux pauvres. Ne laissons pas mourir les générations d'aujourd'hui au profit de notre profit d'aujourd'hui ou de nos discours généreux sur les droits de nos petits-enfants.

Alors, oui, bien sûr, préservons notre pétrole, nos ressources en charbon, ne les utilisons pas n'importe comment pour faire n'importe quoi, mais ne les diabolisons pas! Je ne suis pas un ayatollah dans ce domaine! Aujourd'hui, l'important c'est de plaider pour des complémentarités entre les énergies de différentes origines. De toute façon, l'épuisement des énergies fossiles est un épouvantail: il ne sera pas définitif avant longtemps et personne ne retournera à la bonne vieille bougie! Mais il faut tenir compte des limites et des contraintes qu'imposent les énergies fossiles en raison du CO2 qu'elles dégagent dans l'atmosphère. De plus, il s'agit aussi de prendre conscience d'une menace géostratégique qui ne manquera pas de surgir, quel que soit le scénario envisagé, au vu de ressources pétrolières très localisées au Moyen-Orient. La réduction des sources d'approvisionnement porte en elle les germes d'une incontournable déstabilisation d'une région déjà hautement sensible.

    Une utilisation rationnelle de l'énergie, c'est aussi une manière d'être plus solidaire. Pensez-vous que la sensibilisation du citoyen fera la différence?
    L'opinion publique bascule très vite. Quand Dominique Voynet a décidé, l'an dernier, de faire circuler une voiture sur deux à Paris durant une phase de smog, on aurait pu s'attendre à un tollé. Trois ans plus tôt une telle décision aurait effectivement entraîné une levée de bouclier. Mais entre-temps, la population a été sensibilisée à des phénomènes locaux auxquels on s'est mis à attribuer plus d'importance: l'asthme des enfants, les yeux qui piquent, une augmentation de la mortalité par maladies respiratoires. La prise de conscience du public a été beaucoup plus rapide que celle des technocrates: les Parisiens ont interprété l'abandon exceptionnel de leur voiture comme un acte citoyen. Une attitude réjouissante!

Un changement qui s'inscrit d'ailleurs beaucoup plus dans une démarche politique et culturelle que technique. C'est d'ailleurs pour cela que l'idée d'efficacité énergétique risque de mettre une génération pour entrer dans les moeurs.

    Et que répondez-vous à ceux qui font du catastrophisme post-nucléaire?
    Regardons la situation mondiale. «Le nucléaire est indispensable, clament ses partisans, car il contribue à lutter contre l'effet de serre». En fait, l'énergie nucléaire représente 5 à 6 % de l'énergie totale produite au monde, 15 % de l'électricité équivalent primaire, et permet de résoudre de l'ordre de 10 % du problème dû aux émissions de CO2. Même si ce n'est pas négligeable, on comprend bien que ce n'est pas à la hauteur du problème de l'effet de serre.

Si j'abandonne le nucléaire dans les 20 ans qui viennent, j'ai d'autres choix possibles: ceux offerts, par exemple, par les turbines à gaz, les éoliennes ou le recours à la biomasse. Mais je peux aussi me poser une autre question: «est-ce que je remplace le nucléaire par quelque chose ou par rien?» en m'attachant à utiliser plus rationnellement l'électricité. Cette option n'a rien d'utopique, elle traduit simplement un changement d'état d'esprit.

Entretien:
Barbara Fournier
Presse & Information EPFL
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    Dans l'optique d'apprentissage collectif où nous sommes placés, le concept d'environnement est un levier de changement, et sa dimension culturelle et idéologique nous paraît essentielle, au même titre que l'équité sociale ou les droits de l'homme. L'incertitude qui entrave l'action dans les domaines de l'économie n'est plus perçue comme un handicap mais, au contraire, comme un moteur du débat d'idées et de l'action politique en faveur du développement durable.

Puisque le déluge n'apparaît pas inéluctable, puisque l'utopie scientifique et technique n'est pas la seule issue à la survie de l'humanité, puisque le développement des pays pauvres n'est pas définitivement incompatible avec la survie de la planète, alors tirons-en les conséquences! Plutôt que de nous lamenter sur la montée des périls, d'utiliser la peur du changement global pour justifier des réflexes millénaristes et xénophobes, de nous laisser en traîner par une marchandisation globalisante et réductrice des rapports entre les hommes et entre les hommes et la nature, pourquoi ne pas considérer la prise de conscience internationale des menaces pour la planète comme une nouvelle chance pour l'humanité?

Saisissons donc cette chance pour mettre en route une stratégie énergétique qui contribue à réduire les inégalités entre les hommes, dans le respect des générations futures. Ce dont nous avons d'abord besoin, ce ne sont pas tant de miracles techniques que de volonté, de solidarité et d'imagination pour avancer sur le chemin d'un développement énergétique durable. Mais ne nous y trompons pas, poser la question en ces termes, c'est poser un problème politique, celui de la place que la société des hommes entend occuper dans la construction de son propre destin.
Benjamin Dessus, «Energie: un défi planétaire», Editions Belin