DOSSIER ENERGIE DU MAGAZINE POLYRAMA
Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne
No 111, juin 1999
Albert Jacquard: «Ayons la force de dire non!»

On ne présente plus Albert Jacquard. Par ses idées autant que par son action, ce généticien des populations qui enseigne aujourd'hui à l'Academia di architettura de Mendrisio, se bat depuis longtemps en faveur d'une prise de conscience collective pour que triomphe ce qu'il appelle l'humanitude. Or la gestion de l'énergie entre tout naturellement dans une problématique qui, au-delà des sphères économique, technique et industrielle, est de l'ordre de l'existentiel. La nécessité donc de donner la parole à ce visionnaire de terrain qui ne craint jamais de percuter de plein fouet la fuite en avant caractérisée par une fin de millénaire profondément paradoxale.

Les Etats modernes sont-il capables de mettre en place le développement durable qu'ils prônent alors même qu'ils défendent une civilisation qui exalte l'immédiateté et qui peine à se projeter dans l'avenir?
Pour tout dire, je n'en ai pas l'impression, même si la conscience s'accroît sur des sujets sensibles comme l'effet de serre. Pour que la situation cesse de s'aggraver dans ce domaine, il faudrait pouvoir limiter les émissions de CO2 à 3 tonnes par personne. Les chiffres parlent d'eux-mêmes: actuellement, nous en sommes à 20 tonnes pour les Etats-Unis, à 9 tonnes pour la France. Il existe en Occident cette sorte de croyance religieuse qui voudrait que l'addition des égoïsmes conduise au bien de la collectivité. C'est faux. Impossible d'atteindre par ce moyen un optimum collectif, les maladies de nos sociétés nous le prouvent chaque jour. L'adhésion à ce type de raisonnement optimiste qui capitalise les égoïsmes, c'est tout simplement la certitude de l'enfoncement dans une impasse suicidaire. Issue de la pensée d'Adam Smith fermement convaincu de la convergence des intérêts individuels vers l'intérêt général, cette attitude était défendable sur la très vaste planète Terre qui comptait 800 millions d'habitants au XXIIIe siècle. A l'aube du XXIe tout a changé: notre Terre, avec ses 6 milliards d'habitants, est devenue petite. Par l'exploitation exponentielle qui en est faite, ses ressources ne sont plus infinies; son équilibre est devenu fragile par l'accumulation des pollutions qui ont atteint jusqu'à ses espaces les plus reculés, les plus inatteignables.

Devant la certitude, sinon l'imminence d'un désastre planétaire, de grandes figures écologistes comme René Dumont, ont baissé les bras en disant: «C'est foutu, c'est trop tard!». Je ne partage pas cet avis. Je crois qu'il n'est jamais trop tard pour réveiller la conscience du  monde, pour réveiller les hommes.

De profondes remises en question énergétiques, une nouvelle philosophie fondée sur la retenue et l'économie ne sonneraient-elles pas à terme le glas de la société de consommation telle que nous la connaissons depuis l'après-guerre, avec sa sacralisation de l'avoir et son fantasme de l'éternelle croissance?
Oui, sans doute, parce qu'on ne pourra  pas  perpétuellement consommer plus, augmenter les objectifs de croissance, puiser dans les ressources que la Terre nous offre. Il faudra bien prendre conscience - et le plus vite serait le mieux - d'une évidence que Paul Valéry avait si bien exprimée par cette déclaration: «le temps du monde fini commence». Qu'a donc engendré la société de consommation? Un milliard d'Occidentaux bourrés d'angoisses et incapables d'espoir qui foncent tète baissée droit dans le murl
Quand Elf se gargarise d'extraire 10% de pétrole de plus que l'année précédente, je dis que c'est grave, car c'est justement du contraire dont il faudrait se féliciter. Que penseront de nous nos petits et nos arrière-petits-enfants si nous dilapidons aujourd'hui les ressources dont ils auront besoin demain? Ouand ils regarderont derrière eux que verront-ils sinon des générations de voleurs? Au niveau de la production, de l'exploitation, de la consommation, c'est le moins qu'il faut viser. Il faut entrer dans un programme de décroissance de la consommation et en finir avec cette apologie de la compétition et de la concurrence, cette course stérile vers nulle part. L'avenir des hommes est à voir dans un développement qui ne coûte rien à la Terre, dans un engagement qui se doit d'être solidaire. Ce ne sont plus tellement des «machines» qu'il s'agit de produire aujourd'hui mais de la compréhension, de l'éducation, du savoir, de la «matière» à faire une planète plus humaine.

Mais n'est-ce pas utopique d'imaginer inverser la vapeur dans un monde de plus en plus centré sur des critères de rentabilité?
Un chef d'entreprise veut faire un bon chiffre d'affaires, c'est normal, mais je dirais qu'il a peut-être d'autres chemins pour y arriver que la rentabilité immédiate. C'est un peu comme une excursion dans le Mont-Blanc. Lorsque vous redescendez, vous avez le choix entre un itinéraire efficace, c'est-à-dire rapide, et un autre, moins rentable en termes d'efforts dépensés, qui vous amène à faire des détours, mais qui vous donne l'occasion et le temps de contempler la beauté des paysages. C'est ce chemin-là qui est le plus fréquenté. Cette résistance au profit tout de suite et à tout prix, à l'immature réaction du tout-pour-moi-rien-pour-les-autres est d'abord une affaire individuelle, un combat de citoyen. Inutile de se cacher derrière des totems de puissance, qu'ils s'appellent Clinton, Chirac ou Jean-Paul II. Moi, citoyen, je suis, je prends la parole, j'ai le devoir de pousser un cri au nom de ceux qui reprendront le témoin. Ce ne sont pas - j'en ai conscience - des propos qui réjouiront les économistes. Mais le temps est venu de les oublier un peu ceux-là et de nous donner à entendre d'autres voix, les voix des philosophes et des poètes. Notre monde en a tellement besoin!

Dans vos livres, dans vos conférences, dans vos cours, vous ne cessez d'exprimer cette foi humaniste. Avec parfois l'impression de prêcher dans le désert?
Non. Parce que plus le temps passe, plus je vois de jeunes qui sont en accord avec moi. Cette concordance de vision avec la jeune génération me réjouit et me fait espérer. Beaucoup se retrouvent dans cette notion de l'Etre qui signifie échanger et non consommer. L'homme n'est pas seulement le produit d'une évolution biologique, il ne devient un être humain qu'à partir du moment où il peut dire «tu». «Je» suis le lien que je tisse.

La sauvegarde du patrimoine génétique humain passe aussi par un effort de lucidité: si nous ne voulons pas disparaître, il faudra que nous nous respections et il faudra que nous respections ce petit espace, beau mais précaire, sur lequel nous, êtres humains, demeurons assignés à résidence. Cette prise de conscience nous concerne individuellement, donner un avenir à l'avenir depend de chacun de nous.

Entretien:
Barbara Fournier
Presse & information EPFL