On ne présente plus Albert Jacquard. Par ses idées autant que par son action, ce généticien des populations qui enseigne aujourd'hui à l'Academia di architettura de Mendrisio, se bat depuis longtemps en faveur d'une prise de conscience collective pour que triomphe ce qu'il appelle l'humanitude. Or la gestion de l'énergie entre tout naturellement dans une problématique qui, au-delà des sphères économique, technique et industrielle, est de l'ordre de l'existentiel. La nécessité donc de donner la parole à ce visionnaire de terrain qui ne craint jamais de percuter de plein fouet la fuite en avant caractérisée par une fin de millénaire profondément paradoxale.
Les Etats modernes sont-il capables de mettre en place le développement
durable qu'ils prônent alors même qu'ils défendent une
civilisation qui exalte l'immédiateté et qui peine à
se projeter dans l'avenir?
Pour tout dire, je n'en ai pas l'impression, même si la conscience
s'accroît sur des sujets sensibles comme l'effet de serre. Pour que
la situation cesse de s'aggraver dans ce domaine, il faudrait pouvoir limiter
les émissions de CO2 à 3 tonnes par personne.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes: actuellement, nous en sommes à
20 tonnes pour les Etats-Unis, à 9 tonnes pour la France. Il existe
en Occident cette sorte de croyance religieuse qui voudrait que l'addition
des égoïsmes conduise au bien de la collectivité. C'est
faux. Impossible d'atteindre par ce moyen un optimum collectif, les maladies
de nos sociétés nous le prouvent chaque jour. L'adhésion
à ce type de raisonnement optimiste qui capitalise les égoïsmes,
c'est tout simplement la certitude de l'enfoncement dans une impasse suicidaire.
Issue de la pensée d'Adam Smith fermement convaincu de la convergence
des intérêts individuels vers l'intérêt général,
cette attitude était défendable sur la très vaste
planète Terre qui comptait 800 millions d'habitants au XXIIIe siècle.
A l'aube du XXIe tout a changé: notre Terre, avec ses 6 milliards
d'habitants, est devenue petite. Par l'exploitation exponentielle qui en
est faite, ses ressources ne sont plus infinies; son équilibre est
devenu fragile par l'accumulation des pollutions qui ont atteint jusqu'à
ses espaces les plus reculés, les plus inatteignables.
Devant la certitude, sinon l'imminence d'un désastre planétaire, de grandes figures écologistes comme René Dumont, ont baissé les bras en disant: «C'est foutu, c'est trop tard!». Je ne partage pas cet avis. Je crois qu'il n'est jamais trop tard pour réveiller la conscience du monde, pour réveiller les hommes.
De profondes remises en question énergétiques, une
nouvelle philosophie fondée sur la retenue et l'économie
ne sonneraient-elles pas à terme le glas de la société
de consommation telle que nous la connaissons depuis l'après-guerre,
avec sa sacralisation de l'avoir et son fantasme de l'éternelle
croissance?
Oui, sans doute, parce qu'on ne pourra pas perpétuellement
consommer plus, augmenter les objectifs de croissance, puiser dans les
ressources que la Terre nous offre. Il faudra bien prendre conscience -
et le plus vite serait le mieux - d'une évidence que Paul Valéry
avait si bien exprimée par cette déclaration: «le temps
du monde fini commence». Qu'a donc engendré la société
de consommation? Un milliard d'Occidentaux bourrés d'angoisses et
incapables d'espoir qui foncent tète baissée droit dans le
murl
Quand Elf se gargarise d'extraire 10% de pétrole de plus que
l'année précédente, je dis que c'est grave, car c'est
justement du contraire dont il faudrait se féliciter. Que penseront
de nous nos petits et nos arrière-petits-enfants si nous dilapidons
aujourd'hui les ressources dont ils auront besoin demain? Ouand ils regarderont
derrière eux que verront-ils sinon des générations
de voleurs? Au niveau de la production, de l'exploitation, de la consommation,
c'est le moins qu'il faut viser. Il faut entrer dans un programme de décroissance
de la consommation et en finir avec cette apologie de la compétition
et de la concurrence, cette course stérile vers nulle part. L'avenir
des hommes est à voir dans un développement qui ne coûte
rien à la Terre, dans un engagement qui se doit d'être solidaire.
Ce ne sont plus tellement des «machines» qu'il s'agit de produire
aujourd'hui mais de la compréhension, de l'éducation, du
savoir, de la «matière» à faire une planète
plus humaine.
Mais n'est-ce pas utopique d'imaginer inverser la vapeur dans un
monde de plus en plus centré sur des critères de rentabilité?
Un chef d'entreprise veut faire un bon chiffre d'affaires, c'est normal,
mais je dirais qu'il a peut-être d'autres chemins pour y arriver
que la rentabilité immédiate. C'est un peu comme une excursion
dans le Mont-Blanc. Lorsque vous redescendez, vous avez le choix entre
un itinéraire efficace, c'est-à-dire rapide, et un autre,
moins rentable en termes d'efforts dépensés, qui vous amène
à faire des détours, mais qui vous donne l'occasion et le
temps de contempler la beauté des paysages. C'est ce chemin-là
qui est le plus fréquenté. Cette résistance au profit
tout de suite et à tout prix, à l'immature réaction
du tout-pour-moi-rien-pour-les-autres est d'abord une affaire individuelle,
un combat de citoyen. Inutile de se cacher derrière des totems de
puissance, qu'ils s'appellent Clinton, Chirac ou Jean-Paul II. Moi, citoyen,
je suis, je prends la parole, j'ai le devoir de pousser un cri au nom de
ceux qui reprendront le témoin. Ce ne sont pas - j'en ai conscience
- des propos qui réjouiront les économistes. Mais le temps
est venu de les oublier un peu ceux-là et de nous donner à
entendre d'autres voix, les voix des philosophes et des poètes.
Notre monde en a tellement besoin!
Dans vos livres, dans vos conférences, dans vos cours, vous
ne cessez d'exprimer cette foi humaniste. Avec parfois l'impression de
prêcher dans le désert?
Non. Parce que plus le temps passe, plus je vois de jeunes qui sont
en accord avec moi. Cette concordance de vision avec la jeune génération
me réjouit et me fait espérer. Beaucoup se retrouvent dans
cette notion de l'Etre qui signifie échanger et non consommer. L'homme
n'est pas seulement le produit d'une évolution biologique, il ne
devient un être humain qu'à partir du moment où il
peut dire «tu». «Je» suis le lien que je tisse.
La sauvegarde du patrimoine génétique humain passe aussi par un effort de lucidité: si nous ne voulons pas disparaître, il faudra que nous nous respections et il faudra que nous respections ce petit espace, beau mais précaire, sur lequel nous, êtres humains, demeurons assignés à résidence. Cette prise de conscience nous concerne individuellement, donner un avenir à l'avenir depend de chacun de nous.