DOSSIER ENERGIE DU MAGAZINE POLYRAMA
Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne
No 111, juin 1999
CO2: alerte au coup de chaleur
    Le XXIe siècle sera le théâtre d'un choc climatique sans précédent sur un laps de temps aussi court. Dans le collimateur, les «gaz à effet de serre». Après avoir passablement ergoté, les Etats prennent enfin les choses en main, quitte à se résoudre parfois à couper l'herbe sous les pieds d'un veau d'or.

    L'homme du prochain siècle se verra investi d'un rôle inattendu: il sera à la fois auteur et victime d'un  changement climatique d'une amplitude que la planète a certes déjà connue mais sur l'espace de quelques millénaires. Le réchauffement planétaire prévu dans les décennies à venir s'explique par l'augmentation importante - depuis le début de l'ère industrielle - de gaz dits «à effet de serre». Ces gaz, comme le gaz carbonique (CO2), le méthane (CH4) ou encore les CFC, ont des propriétés physico-chimiques telles qu'ils piègent partiellement le rayonnement infrarouge émis par la terre vers l'espace. Cette absorption d'énergie maintient la température de la basse atmosphère à environ 15oC, soit 33oC de plus qu'en l'absence de ces gaz.

Ce sont avant tout les travaux de l'IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) qui ont mis en évidence les risques potentiels d'une augmentation rapide des gaz à effet de serre. Créé en 1988 par les Nations-Unies et comptant la Suisse au nombre de ses membres actifs, cet organisme comprend plus de 4'000 scientifiques et économistes du monde entier dont plusieurs prix Nobel. Il conclut que c'est l'augmentation d'environ 40% du CO2, de 100% du CH4 et d'autres gaz directement liés aux activités humaines, qui déséquilibre les cycles naturels du carbone dans l'atmosphère. Ce supplément de gaz pourrait provoquer un réchauffement dont l'amplitude et la rapidité seraient entre 10 et 100 fois plus importantes que les fluctuations naturelles du système climatique. En effet, la hausse de la température ne peut pas être réduite à un simple passage de l'état actuel à un autre un peu plus chaud, auquel on pourrait s'adapter. La rapidité du passage est primordiale et des difficultés d'adaptation en découlent.

Les conséquences de ce réchauffement global pourraient être par endroits significatives: augmentation du niveau des océans, fusion partielle des glaciers de montagne et des calottes glaciaires, changements des régimes de précipitations, redistribution et extinction de divers écosystémes. Les conséquences pour la société seraient également importantes, en particulier par un accroissement des risques naturels, des menaces pour la sécurité alimentaire, et de fortes pressions sur des secteurs financiers tels que l'assurance.

Distinguer le signal du bruit de fond
    Toute influence de l'homme sur le climat se superpose au bruit de fond représenté par sa variabilité naturelle. Celle-ci résulte aussi bien de fluctuations internes que de causes externes telles que de la variabilité de l'activité solaire ou les éruptions volcaniques. Notre capacité à mesurer l'influence de l'homme sur le climat global reste limitée car le signal attendu est encore difficile à distinguer du bruit de fond lié à la variabilité naturelle et à des incertitudes sur divers facteurs importants. Malgré ces incertitudes, l'état de nos connaissances scientifiques suggère qu'il y a aujourd'hui une influence perceptible de l'homme sur le climat global.

En raison du rôle central que joue, dans l'économie mondiale, l'énergie à base de carburants fossiles - pétrole, charbon, gaz naturel - la problématique de l'effet de serre fait l'objet de multiples débats et d'intenses controverses dans lesquels s'imbriquent les aspects scientifiques et politiques. On ne s'en étonnera pas: toucher à cette énergie fossile, encore bon marché, revient à frapper le coeur même de l'économie et de l'industrie mondiales. A titre d'exemple, les bénéfices de l'industrie automobile se font sur des voitures de forte cylindrée, qui consomment 2 à 3 fois plus que des petites voitures qui visent l'économie de carburant. Dans ces conditions, au sein d'une économie de libre marché, les constructeurs de voitures n'ont aucun intérêt à se voir imposer des restrictions au niveau de la consommation de carburants. Les pays en voie de développement, quant à eux, ne voient pas pourquoi il faudrait mettre un frein à leur propre développement économique en réduisant la consommation de charbon ou de pétrole, surtout dans la mesure où les pays du Nord, au moment de leur propre industrialisation, n'avaient guère prêté attention à l'environnement et au climat. En effet, la plus grande partie du CO2 a été produite dans les pays industrialisés et non par les pays en voie de développement. Actuellement ces pays, dans lesquels vivent les 75% de la population mondiale, contribuent à un peu plus du 25% de la production totale de CO2 de source anthropogène.

Il se dégage cependant depuis quelques années le consensus suivant: le réchauffement de la planète est inéluctable et le problème doit être résolu par une action concertée de la part de tous les pays du globe. C'est ainsi qu'au «Sommet de la Terre», qui s'est tenu à Rio de Janeiro en 1992 (UNCED: United Nations Conference on Environment and Development), la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCCC) a vu le jour. Ratifiée depuis par plus de 150 pays, y compris la Suisse, elle a pour objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre aux niveaux de 1990 dans un avenir relativement proche. La convention reconnaît que les pays en développement ont atteint différents niveaux de développement. Pour eux, elle n'a donc pas établi de limites d'émissions précises, mais ils doivent faire rapport de leurs émissions. Fait très important, les parties à la Convention Cadre ont convenu de tenir une série de réunions de suivi où l'on évaluerait les progrès accomplis vers la réalisation de l'objectif commun. La réunion qui a fait couler le plus d'encre s'est tenue en décembre 1997, à Kyoto. Malgré de houleuses tractations et de nombreuses tergiversations, on a abouti au Protocole de Kyoto qui, pour la première fois, cherche à établir un calendrier chiffré de réductions de gaz à effet de serre. Le Protocole stipule que les pays industrialisés sont juridiquement tenus de réduire collectivement leurs émissions de gaz à effet de serre de 5,2 % sous les niveaux de 1990 d'ici la periode allant de 2008 à 2012. A l'intérieur de ce cadre général, chaque Etat a son propre objectif; par exemple, les Etats-Unis ont comme cible une réduction de 7 % et l'Union européenne et la Suisse, 8 %.

Le principe de précaution entre en scène
    Cependant, certains spécialistes considèrent qu'il y a une disproportion entre un danger probable mais non prouvé et le coût, chiffrable en plusieurs pour-cents du PIB mondial, des mesures de réduction des émissions de CO2 et d'autres gaz à effet de serre. Certains économistes plus classiques proposent de ne pas contrecarrer un réchauffement du climat mais de mettre en oeuvre une politique d'adaptation. Selon ceux-ci, des restrictions des émissions de CO2 coûteraient trop cher en investissements de reconversion économique et technologique. Une telle entreprise nécessiterait aussi une intervention de l'Etat dans le marché. Toujours selon ce point de vue, il vaudrait mieux s'adapter au fur et à mesure au réchauffement du climat.

Ceci pourrait se faire par l'aménagement du territoire dans des zones à risques (par exemple les zones côtières et les régions de montagne), saisir l'avantage de nouvelles zones propices à l'agriculture, appliquer une politique cohérente de la gestion des ressources en eau, etc.

D'innombrables  études ont démontré la faisabilité et l'efficacité de solutions permettant de réduire les émissions de CO2 sans diminuer le niveau de vie. Elles portent sur les économies d'énergie dans les technologies industrielles, sur les moteurs automobiles, l'isolation des bâtiments, l'accroissement de la part du rail aux dépens de la route, la cogénération de chaleur et d'électricité, le développement d'énergies renouvelables, l'accroissement de la part du gaz naturel aux dépens du charbon et du pétrole, l'application des principes de «l'écologie industrielle», etc.

Même si de nombreuses incertitudes subsistent quant à l'ampleur et à la rapidité des changements climatiques dans les décennies à venir, il n'y a plus guère de doutes que ces changements sont effectivement en cours. En l'absence de certitudes scientifiques absolues, il est de mise aujourd'hui d'appliquer le «principe de précaution». Ce principe veut que l'on prenne des mesures de mitigation et d'adaptation à l'avance, bien avant que l'événement que l'on appréhende ne survienne. Les mesures à prendre pour minimiser les risques liés au réchauffement planétaire auraient de toute manière des conséquences positives, car elles entraîneraient dans leur sillage la réduction d'autres problèmes environnementaux, en particulier la pollution de l'air, de l'eau et des sols, avec les répercussions que l'on connaît notamment sur la santé humaine. Beaucoup de mesures préventives peuvent être prises en utilisant des technologies existantes; sur le moyen terme, les investissements consentis seraient à coûts nuls, voire parfois mêmes bénéficiaires au niveau global, d'où l'appellation «no-regrets policies».

Malgré les incertitudes actuelles que l'IPCC s'efforce de réduire, peut-on se permettre de prendre le risque de compromettre la santé de la planète et celles de nos enfants et petits-enfants sur des bases «idéologiques» environnementales et économiques?

Martin Benisron
Professeur
Directeur de l'Institut de géographie
Université de Fribourg
Taxe sur le CO2: le pour et le contre
    Afin d'atteindre les objectifs stipulés dans la Convention-cadre sur les Changements Climatiques, soit une réduction des émissions des gaz à effet de serre à des niveaux inférieurs à ceux de 1990, différents mécanismes financiers sont possibles. Ceux-ci comprennent par exemple des mesures volontaires; des allègements fiscaux pour les entreprises qui réduisent leurs émissions, ou encore des permis de polluer, les fameux «tradeable permits». Ces permis supposent que la réduction des émissions de CO2 d'un pays particulier peut se faire non pas dans le pays même, mais par le biais d'un transfert technologique dans un pays tiers, où la réduction des émissions suite à ce transfert serait «créditée» au pays exportateur.

En Europe, ainsi qu'en Suisse, l'idée d'une taxe sur le carbone fait son chemin tant au niveau économique que politique. Le principe est simple, celui du «pollueur-payeur». La taxe dissuasive aurait comme objectif de motiver les secteurs publics et privés, ainsi que les particuliers, à réduire leurs émissions directes ou indirectes. Par exemple, en prenant plutôt les transports publics que la voiture individuelle, un particulier pourrait chiffrer les coûts relatifs à l'utilisation de la voiture, y compris la taxe sur le carbone, par rapport à ceux d'un abonnement de transport. De même, une entreprise qui utilise du pétrole dans ses processus industriels aurait tout à gagner à «migrer» vers le gaz naturel, qui libère par unité énergétique beaucoup moins de CO2 que la combustion du pétrole.

Les avantages théoriques de la taxe sont clairs: une réduction globale des émissions de CO2 est possible. Selon le taux fiscal de la taxe, cependant, elle pourrait ne pas atteindre ses objectifs, certaines industries préférant payer cette taxe plutôt que d'investir dans des technologies permettant de réduire leurs émissions. De plus, dans une période de crise conjoncturelle, la taxe pourrait être détournée pour remplir les caisses de l'Etat sans que son effet dissuasif se fasse sentir. Par ailleurs, aucune étude n'a jusqu'ici clairement démontré la taxation qui serait nécessaire pour atteindre des niveaux de réduction spécifiques des émissions (5, 8, 10, 12%, etc. par rapport à 1990). La plupart des économistes cherchent avant tout à trouver un juste équilibre entre la valeur dissuasive de la taxe et celle qui ne serait pas dommageable pour l'économie d'un pays sur le moyen et le long terme.

Martin Benistan