SOLAR CLUB du CERN
Sites "Risques Majeurs"

" Le monde est aujourd’hui sans mystère " écrivait en 1885 Marcelin Berthelot en introduction à son ouvrage Des origines de l’alchimie. " L’apprenti sorcier " de Paul Dukas, quelques années plus tard, résonne comme une sorte de contrepoint ironique aux certitudes du scientisme. Les développements de la science depuis un siècle nous ont permis de mieux percevoir toute la complexité de la nature et les limites de la connaissance que nous pouvons en avoir.

Il résulte de cette complexité que plus les outils technologiques de l’homme sont nombreux, plus il devient difficile de contrôler l’ensemble des interactions qu’ils ont entre eux et avec leur environnement. Plus ces outils sont puissants, plus les effets imprévus résultant de leur emploi peuvent être importants. Plus les systèmes techniques sur lesquels reposent les sociétés industrielles sont intégrés, plus ces sociétés sont vulnérables à des événements imprévus, que leur origine soit naturelle ou technologique.

La prévention des risques constitue une composante essentielle du fonctionnement des sociétés industrielles. Le préalable à toute politique de prévention est l’examen lucide et responsable par les acteurs concernés de la nature et de l’ampleur des risques. Nous illustrerons en introduction à ce dossier quelques uns des risques potentiels auxquels nos sociétés sont exposées.


Lectures etendues :
Un risque est "un danger, un inconvénient plus ou moins prévisible " (Robert). Une hypothèse étymologique fait dériver le mot risque du bas-latin resecum : ce qui coupe, l’écueil, le risque que court une marchandise en mer. La navigation reste à travers les siècles un archétype de l’aventure humaine auquel se réfère encore un discours du général de Gaulle de 1950 : " Le siècle nous y force, mais nous sommes en marche vers une mer inconnue ". Prolongeant cette image, on verra dans la veille permanente de l’homme de quart un symbole de l’impératif de vigilance qui s’impose à nos sociétés.

Les risques que courent ces sociétés sont multiples et la technologie détermine leur forme contemporaine : menace des conflits armés et des armes de destruction massive, impacts socio-économiques de la transformation des modes de production et de transport, bouleversement des valeurs et des cultures induits par la société technologique. Dans ce dernier domaine, on peut craindre par exemple qu’une vulnérabilité physique croissante de la société technologique n’impose un renforcement du contrôle social exercé sur les individus et, dans le même temps, que le sentiment d’insécurité entretenu par une répétition d’accidents ne suscite une mise en cause globale de la technologie.

On se concentrera ici sur les risques touchant directement à l’intégrité physique de l’homme et de son environnement et plus particulièrement sur les risques " civils ". Dans ce domaine, il est usuel de distinguer risques naturels et risques technologiques. Ces derniers, conséquences d’une maîtrise insuffisante des systèmes technologiques mis en place par l’homme, recouvrent à la fois les accidents industriels majeurs, les accidents " diffus " qui se produisent en milieu professionnel ou lors de l’utilisation par le public de produits technologiques, les accidents " différés ", c’est à dire les dommages imprévus - pour la santé humaine ou pour l’environnement - qui résultent d’une technologie mais qui ne se révèlent que sur le long terme.

Alors qu’on peut voir dans les risques naturels l’expression d’une certaine fatalité, les risques technologiques sont considérés comme relevant fondamentalement de la responsabilité humaine. Cette opposition recouvre aussi en partie une dichotomie entre deux problématiques de prévention : la première problématique, la seule possible en matière de risque naturel, vise à réduire au maximum les conséquences d’une éventuelle occurrence de l’événement redouté ; la seconde problématique, qui ne concerne que le risque de type technologique, cherche à réduire dans toute la mesure du possible la probabilité d’occurrence de cet événement.

Les risques dits naturels

Les risques naturels peuvent résulter de phénomènes géophysiques (tempête, séisme, volcanisme, raz de marée, glissement de terrain, avalanche, crue brutale d’un torrent...), climatiques (inondation, sécheresse, vague de froid ou de chaleur...), biologiques (invasions d’insectes ou algues toxiques, épidémies de maladies infectieuses, etc...).

Si l’on considère que l’homme ne peut pas agir en amont pour contrôler la genèse de phénomènes naturels, la protection contre les risques naturels ressort essentiellement de mesures passives : limiter l’exposition aux risques (ne pas bâtir en zones inondables, avalancheuses, etc...), construire des équipements résistant à des sollicitations extrêmes (construction antisismique...). De telles mesures techniques peuvent être tout à fait efficaces : de deux tremblements de terre de magnitude équivalente, survenant dans des régions de même densité de population, l’un aux Etats Unis, l’autre en Chine, le premier fait un nombre de victimes beaucoup plus limité. L’exemple des tremblements de terre illustre un autre fait important, la synergie entre risques naturels et risques technologiques : une grande part des dommages du récent séisme de Kobé au Japon a été le fait d’effets technologiques secondaires tels que explosions et incendies provoqués par la rupture des réseaux d’alimentation en gaz.

Le coût des dommages provoqués par les risques naturels croît actuellement plus vite que la production économique (cf. Annexe 1). Cette augmentation du coût des dommages pourrait s’expliquer par un phénomène de concentration de la population et des établissements sur des sites particulièrement exposés, et aussi par une vulnérabilité croissante des systèmes technologiques. Elle peut poser la question de l’opportunité d’une réévaluation du niveau " optimal " d’exposition à certains risques naturels (crue centennale, par exemple).

Au demeurant même les phénomènes naturels ne sont plus tout à fait naturels. L’augmentation du coût des catastrophes naturelles pourrait aussi résulter d’un accroissement de la fréquence de certaines situations extrêmes, lui-même en relation avec les activités humaines. Ainsi, le déboisement d’un bassin versant, le changement des pratiques culturales, l’imperméabilisation d’une région par l’urbanisation, la canalisation d’un cours d’eau ont une influence sur le régime d’un fleuve et le risque d’inondation en aval. La déforestation d’une région peut induire une diminution de la pluviosité ; le prélèvement d’eau en amont d’un bassin, par exemple pour l’irrigation, peut aggraver les effets d’une sécheresse en aval ; une monoculture peut favoriser le développement d’insectes ravageurs ; un effondrement de terrain peut être la conséquence d’anciens travaux miniers oubliés... L’une des conséquences prévisibles du changement climatique induit par les émissions anthropiques de gaz à effet de serre est un accroissement de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes. Ces interactions entre risques naturels et activités humaines, souvent à un niveau interrégional, posent des problèmes de stratégies globales de gestion de ces risques.

Les accidents majeurs

La prise de conscience des risques générés par certaines activités s’est opérée en France dès le début de l’ère industrielle et s’est traduite par un décret de 1810 relatif aux " manufactures et ateliers insalubres, incommodes ou dangereux ". La réglementation actuelle sur les établissements classés en est issue qui soumet près de 70 000 installations à autorisation. Environ 600 de ces installations, du fait notamment des quantités d’énergie ou de produits toxiques stockées, sont considérées comme présentant des risques majeurs et sont soumises à un contrôle particulier au titre de la directive européenne dite Seveso.

L’histoire contemporaine a été parsemée d’accidents qui ont fait référence et dont l’étude a permis de faire progresser la prévention des risques (cf. Annexe 2). Un premier constat qui s’impose est que la probabilité d’occurrence d’un accident n’est jamais nulle. Le concept mathématique de probabilité, s’il s’appuie sur des données statistiques objectives lorsque l’on étudie la fiabilité de systèmes matériels simples et la fréquence de leurs pannes, ne peut au demeurant recouvrir qu’une appréciation subjective lorsqu’on évoque la probabilité des états futurs de systèmes socio-techniques et les risques majeurs. Des facteurs de risque tels que la malveillance, le terrorisme illustrent particulièrement la prudence qui doit être de mise dans ce domaine. Comme en matière de risques naturels, il faut donc réfléchir d’abord en termes de sécurité " passive " ou " intrinsèque " : procédés éliminant l’utilisation de produits dangereux ou réduisant leur quantité, organisation minimisant les transports de tels produits, sites industriels éloignés des zones sensibles et des facteurs externes de risque, isolement entre unités, attention portée à l’ingénierie de détail...

Un second enseignement est que l’on découvre généralement des erreurs humaines à l’origine des accidents, et souvent des erreurs " latentes " (erreurs de conception, de programmation, de câblage, de mode opératoire) dont on ne s’était pas rendu compte longtemps après la mise en service d’une installation. On découvre aussi des organisations initialement performantes où s’est installée la routine, où la vigilance s’est émoussée : l’accoutumance au risque fait qu’avec le temps la conscience des dangers de faible probabilité diminue. La prise en compte du facteur humain - formation, expérience, motivation des intervenants -, l’organisation, le développement des contrôles sont donc des dimensions essentielles de la gestion de la sécurité.

Grâce aux progrès des connaissances et aux leçons de l’expérience, les outils industriels classiques tendent à être de plus en plus sûrs. Mais la mise en oeuvre de nouvelles technologies exige une réévaluation continue des risques potentiels. Avec l’augmentation de la complexité des systèmes, les dysfonctionnements deviennent d’une certaine façon des événements naturels qui doivent être étudiés comme tels pour alimenter des boucles de retour d’expérience.

Les risques accidentels diffus : la partie immergée de l’iceberg

Les accidents majeurs, ceux dont les effets s’étendent à l’extérieur de l’entreprise où ils ont été générés, ont une grande visibilité et donc un fort retentissement dans l’opinion publique. Ils ne sont cependant que la pointe d’une pyramide beaucoup plus large.

Alors que les accidents majeurs représentent en France chaque année en moyenne quelques dizaines de morts, on compte environ 1000 décès dus aux accidents du travail, 8000 dus aux accidents de la circulation, et 20 000 morts du fait des accidents " domestiques ". Beaucoup de ces accidents domestiques ont un caractère technologique (aménagement de l’habitat, équipements, produits utilisés...). Ainsi, sur 100 victimes d’accidents du gaz, 10 seulement ont été impliquées dans des accidents " avant compteur " alors que 90 l’ont été " après compteur ".

Ces risques diffus, même s’ils sont socialement mieux acceptés que les accidents majeurs, pèsent lourd sur nos sociétés. Aux Etats Unis en 1971, les accidents représentaient 6% des décès, 12 % des années de vie perdues - estimation se référant à l’espérance de vie normale à l’âge du décès -, 20 % des années de travail perdues (cf. C. Veil).

La prévention des risques diffus repose sur une problématique qui est pour partie semblable à celle des risques majeurs. Le retour d’expérience y constitue une tâche lourde du fait de la variété des situations. Il conduit à porter l’attention sur les populations plus vulnérables (enfants, personnes âgées, handicapés...). Il montre d’ailleurs que tout individu est finalement vulnérable dans la mesure où il peut être distrait, fatigué, malade. Même un " bon " conducteur a de fréquents moments d’inattention et commet des erreurs de jugement ou des maladresses. Ce constat des études d’accidentologie routière est aussi un enseignement pour la sécurité des grandes installations industrielles.

La prévention du risque diffus doit impliquer tout à la fois des efforts de recherche (mieux comprendre et mieux jauger les risques), des efforts de conception (construire des objets et des machines qui soient aussi compréhensibles et aussi peu dangereux que possible) et des efforts d’éducation (de l’enfant, du travailleur, de l’usager).

Les impacts sanitaires : des risques lourds, difficiles à caractériser

De même qu’un accident industriel résulte souvent d’une erreur commise longtemps auparavant, on peut ne prendre conscience du caractère dangereux - pour la santé humaine ou pour l’environnement - d’un produit ou d’une technique que longtemps après qu’il ait été diffusé et qu’il ait produit ses effets. Si un accident est " un événement malheureux et inattendu, un événement qui n’aurait pas du se produire ", on est dans un tel cas en face d’une autre sorte d’accident différé (cf. Annexe 3 : thalidomide, Minamata, etc...) .

Les maladies professionnelles fournissent de nombreux exemples d’affections dites chroniques, qui ne se manifestent qu’au bout d’une longue période d’exposition à un produit ; certaines mêmes sont susceptibles d’apparaître longtemps après une seule exposition. Leur risque n’est souvent caractérisé que postérieurement à la diffusion de la technique en cause. Lorsque l’exposition du personnel au produit est accrue du fait d’un changement dans les conditions de travail, les effets de ce changement ne deviennent apparents qu’avec retard. Ainsi, la silicose du mineur, connue depuis Hippocrate, a vu sa fréquence augmenter dans les houillères françaises avec l’introduction dans les années 50 de machines de taille à forte productivité - et production accrue de poussières - avant qu’on ne renforce les mesures de prévention. Les différences entre espérances de vie ou fréquences des maladies suivant les professions exercées sont un révélateur de l’importance de ces effets.

Ce type d’accidents différés concerne, au delà des maladies professionnelles, la santé publique en général. L’actualité récente a porté au devant de la scène les dossiers de l’amiante, du sang contaminé et de l’encéphalite spongiforme bovine (ESB). Les effets imprévus des technologies sur la santé publique peuvent apparaître à toutes les étapes du " cycle de vie " d’un produit : au cours du processus de production (rejet dans l’environnement de déchets toxiques solides, liquides ou gazeux) ; lors de l’utilisation du produit (conduites en plomb pour la distribution d’eau...), dans le devenir du produit après usage (contamination par les nitrates ou par les pesticides de l’alimentation en eau...). Pour illustrer l’étendue du champ des risques sanitaires chimiques, on notera que l’homme utilise de l’ordre de 100 000 substances chimiques ; environ 1800 substances sont produites ou importées à plus de 1000 tonnes en Europe ; seules 800 substances ont fait l’objet d’études aboutissant à des normes. Chaque année 1000 nouvelles substances sont commercialisées : chacune de ces substances nouvelles représente un risque sanitaire soit directement, soit par les produits de ses réactions avec d’autres substances présentes dans l’environnement.

Les risques sanitaires environnementaux se posent dans des termes spécifiques, ceux des faibles doses et des effets stochastiques. Une substance a un effet stochastique si, lorsque l’on expose une population à cette substance, seule une certaine proportion de la population est affectée, cette proportion croissant avec la dose d’exposition. Même une faible proportion de personnes affectées peut représenter un enjeu important si la population exposée est large. Les préoccupations actuelles dans le domaine des risques sanitaires aux faibles doses portent par exemple sur le caractère cancérogène de produits tels que : le benzène entrant dans la composition des carburants, les particules émises par les moteurs à combustion, les dioxines rejetées par les incinérateurs... D’autres interrogations portent sur la toxicité pour la reproduction de certains éthers de glycol utilisés comme solvants dans de nombreux produits. Une préoccupation plus générale concerne tout ce qui concourt à la pollution atmosphérique urbaine, pollution dont on constate globalement le caractère nocif sans qu’on soit en mesure d’attribuer exactement sa part de responsabilité à chaque source technologique.

La caractérisation de tels risques sanitaires est difficile. Pour une substance donnée, comment connaître la relation entre dose d’exposition et probabilité d’apparition d’effets ? Existe-t-il une dose-seuil en dessous de laquelle la probabilité d’apparition de dommages est nulle ? Existe-t-il des synergies entre différents produits ? Le toxicologue, s’il peut alerter sur la toxicité générale d’un produit, travaille sur des modèles animaux et ne peut pas estimer avec certitude l’impact des faibles doses sur l’homme. L’épidémiologue ne constate qu’après coup l’augmentation de la fréquence de certaines maladies : il faut que l’augmentation soit suffisamment élevée et la population observée suffisamment importante pour qu’il puisse dire... qu’il est peu probable que cette augmentation ne soit qu’un effet du hasard ; en outre, il lui est souvent difficile d’évaluer quelle part de responsabilité dans cette augmentation peut avoir une substance particulière parmi les multiples produits auxquels est exposée une population.

Le risque sanitaire constitue un domaine où les implications humaines et économiques peuvent être très lourdes : en faisant certaines hypothèses, l’Inserm a par exemple évalué le nombre annuel de décès dus à l’amiante à 2000 dans la période actuelle et à 10 000 à terme de 20 ans. C’est en même temps un domaine où la science peut certainement apporter des éléments d’évaluation, mais où les décisions de gestion se prendront toujours en situation d’incertitude.

Impacts environnementaux : un risque technologique majeur

Le devenir dans l’environnement des produits de l’industrie peut constituer un risque non seulement pour l’homme mais aussi pour la faune ou la flore. C’est ce qu’illustre l’exemple des insecticides organochlorés (cf. Annexe 3). Le milieu naturel est un récepteur souvent plus sensible que l’homme : ainsi, la truite arc-en-ciel ne peut se reproduire à des concentrations de cadmium où l’eau est encore considérée potable pour l’homme ; certaines espèces de lichens ne survivent pas à des concentrations de dioxyde de soufre dans l’air très inférieures aux normes de protection de la santé humaine... C’est aussi un récepteur complexe ou la disparition d’une espèce peut mettre en cause l’équilibre de tout un écosystème. La pluralité des milieux, le nombre infini des organismes vivants ne permet qu’une évaluation très partielle et très simplificatrice de tels risques.

Cette contamination toxique n’est cependant que l’une des dimensions du risque environnemental induit par les technologies industrielles. Dès les origines de l’humanité, la technique, si elle a permis à l’homme de se développer, lui a également permis d’altérer son environnement beaucoup plus efficacement que toute autre espèce animale. Au paléolithique, l’emploi du feu entraîne la destruction de vastes surfaces de forêt primitive, amoindrissant souvent la capacité biologique des milieux ; les techniques de chasse conduisent à l’extermination de nombreuses espèces animales. Au néolithique, l’impact de l’homme sur la biosphère s’accroît considérablement avec la seconde révolution technologique et l’apparition de l’agriculture, l’élevage, l’urbanisation. Le déboisement systématique, la mise en culture de sols fragiles, le surpâturage altèrent de manière irréversible de larges territoires : le désert s’étend aujourd’hui au Moyen Orient sur de nombreux sites du " croissant fertile " où apparurent les premières civilisations agricoles. Les études récentes d’archéologie corroborent la vision qu’avait Platon, au quatrième siècle avant Jésus Christ, évoquant dans Critias les temps anciens où " les plaines pierreuses de l’Attique étaient remplies de terres grasses, il y avait sur les montagnes de hautes forêts...  ".

A partir du XVIIIème siècle, la révolution industrielle représente une véritable rupture des cycles de la matière, dont l’effet est multiplié par l’explosion démographique. La consommation énergétique croît très rapidement grâce à une énergie tirée essentiellement de gisements de combustibles fossiles ; l’industrie extrait de la lithosphère des minéraux, des métaux naturellement peu fréquents dans la biosphère et produit une multitude de substances non biodégradables. Tous ces produits sont dispersés dans l’air, les sols, les eaux. Ils s’y accumulent à l’échelle locale ou à l’échelle globale et bouleversent les équilibres de la biosphère : changement climatique provoqué par la croissance des concentrations de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, destruction de la couche d’ozone du fait de l’injection de CFC dans la stratosphère, accumulation dans les sols et les sédiments de composés organiques persistants et de métaux lourds susceptibles d’être toxiques pour les organismes vivants, acidification des sols et des eaux continentales de certaines régions du fait des retombées des émissions de dioxyde de soufre ainsi que de celles de dioxyde d’azote et d’ammoniac, ces dernières induisant aussi des phénomènes d’eutrophisation.... Bien qu’il y ait eu des travaux précurseurs au XIXème siècle, c’est seulement depuis quelques décennies que l’on a progressivement pris conscience de l’importance de ces phénomènes et l’on découvrira sans doute dans l’avenir d’autres manifestations de tels déséquilibres.

Ces phénomènes environnementaux globaux posent des problèmes nouveaux : leurs effets, souvent distants dans l’espace et le temps, sont difficiles à prévoir du fait même de la complexité de la biosphère, mais ils peuvent être graves et irréversibles. Mettant en cause les équilibres essentiels de la nature, autrement dit les conditions de la vie de l’homme sur la planète, ils nous paraissent constituer sur le long terme un risque technologique majeur.

Une approche globale du risque

Le développement technologique contemporain s’est accompagné d’une prise de conscience accrue de certains risques : risques accidentels inhérents aux systèmes socio-techniques complexes, risques différés pour la santé humaine, risques environnementaux. La traduction politique de cette prise de conscience s’exprime notamment à travers de nouveaux concepts de gestion des risques tels que le principe de précaution et le développement durable. Même si beaucoup de travail reste à faire pour préciser leur contenu, ces concepts indiquent une orientation forte, confirmée par des engagements internationaux importants. Ceci a des implications pour chacun des acteurs de la société industrielle :

les chercheurs ont une fonction d’alerte et d’identification des nouveaux risques, de compréhension de leurs mécanismes, d’appréciation de l’importance des enjeux ; aux experts, on ne demande plus de " trancher " mais de rendre compte aux décideurs, en termes clairs, de l’état des connaissances et des incertitudes ;

les ingénieurs doivent relever un véritable défi technologique pour concevoir des produits et des modes de production diminuant les différents types de risques et, en particulier, les risques environnementaux ; dans la mesure où ce dernier objectif est relativement nouveau, il existe un fort potentiel de progrès.

les managers de l’industrie, conscients tout à la fois du risque qu’il y aurait pour leur entreprise à ne pas porter une attention suffisante à ce changement de perspectives et des avantages d’une attitude dynamique, ont vocation à impulser dans les entreprises des programmes ambitieux de réduction des risques, en synergie avec la recherche de la performance économique.

L’ensemble de ces efforts exige une vision globale, prenant en compte les relations qui existent entre différents types de risques et décloisonnant les approches des diverses disciplines concernées. Il doit s’inscrire dans une vision prospective qui s’efforçe d’anticiper l’évolution des technologies et les transformations de la société.


Annexe 1: L’impact des risques naturels
On a estimé que les catastrophes naturelles faisaient chaque année dans le monde 60 000 tués et 3 millions de blessés ou de sans abri, les pays du tiers monde représentant 95% des victimes (moyenne sur la période 1900-1975) (1).

Le coût des dommages a fortement augmenté au cours des dernières décennies. Il a été multiplié par un facteur 6 au niveau mondial entre les années 60 et les années 90 ; les pertes assurées sont de l’ordre de 250 milliards de dollars/an. La fréquence des catastrophes les plus graves semble s’accroître particulièrement : dans les années 80, trois sinistres avaient provoqué des pertes supérieures à 1 milliard de dollars ; onze sinistres d’ampleur similaire ont été enregistrés entre 1990 et 1996 (2).

En France, les inondations représentent le risque naturel le plus courant. Le montant des indemnisations versées en 1994 par les assureurs au titre des catastrophes naturelles s’est élevé à 4,7 milliards de francs. Les dépenses publiques de prévention des risques naturels - ouvrages de protection et d’aménagement, surveillance - étaient évaluées pour cette même année à environ 2 milliards de francs (3).

(1) Lagadec P., La civilisation du risque, Editions du Seuil, Paris.
(2) Leffelaar E., L’évaluation du risque et de l’impact économique, Colloque Energie et effet de serre, Paris, M & M Conseil. (1996).
(3) Données économiques de l’Environnement (1997). Economica, Paris.


Annexe 2: Quelques accidents technologiques qui ont fait référence
Grenelle (France, 1794): explosion de 150 tonnes de poudre dans une poudrerie située près de Paris ; on compte environ 1000 morts ; une autre explosion dans une raffinerie de salpêtre détruit quelques jours plus tard l’abbaye de St Germain des Prés. Jean Antoine Chaptal, nommé 3 mois auparavant Directeur de l’Agence révolutionnaire des poudres et salpêtres, est relevé de ses fonctions.

Courrières (France, 1906): l’accident survient dans une mine considérée comme l’une des plus sûres du Pas de Calais car les dégagements de grisou y sont faibles. L’explosion de poussières de charbon et les gaz toxiques qu’elle génère balaient 110 km de galeries, tuant 1099 mineurs. On considérait avant l’accident que les poussières de charbon n’étaient pas un facteur de risque.

Titanic (Océan atlantique, 1912): Un paquebot, symbole prestigieux de la technique de l’époque, coule lors de son premier voyage après avoir heurté un iceberg au sud de Terre-Neuve ; avec lui disparaissent 1500 personnes. L’accident illustrera longtemps l’idée que le risque premier est de trop faire confiance à la technologie.

Malpasset (France, 1959): un barrage, achevé en 1954 et formant une retenue de 20 millions de mètres cubes sur la vallée du Reyran rompt, provoquant la dévastation des bas quartiers de Fréjus et faisant plus de 400 morts.

Flixborough (GB, 1974): l’accident se produit durant un week-end dans une usine située à la campagne. Une conduite provisoire de cyclohexane, gaz très inflammable, se rompt ; le nuage explose rasant l’usine, tuant 28 personnes, faisant de nombreux blessés et endommageant 90% des habitations situées dans un rayon de 3,5 km autour de l’explosion. Le nombre de victimes aurait été beaucoup plus grand si l’accident s’était produit un jour de semaine (550 personnes auraient été présentes dans l’usine) ou si l’usine avait été implantée en zone urbanisée.

Seveso (Italie, 1976): dans une petite usine de médicaments et cosmétiques, une réaction exothermique incontrôlée au cours de la production de trichlorophenol entraîne un rejet à l’atmosphère de tetrachlorodibenzo-p-dioxine. La région est contaminée sur environ 1800 ha ; des concentrations élevées de dioxine seront observées dans le sol plus de 10 ans après l’accident ; la population, nombreuse autour de l’usine, est sujette à des lésions dermales (chloracnée).

Tenerife (Espagne, 1977): deux avions entrent en collision au dessus d’un aéroport à la suite d’une erreur de communication; le bilan de l’accident est de 582 morts.

Portsall (France, 1978): naufrage du pétrolier Amoco-Cadiz sur la côte de Bretagne ; 220 000 tonnes de pétrole sont rejetées à la mer provoquant de graves dommages écologiques sur 400 km de rivage.

Los Alfaques (Espagne, 1978): à la suite d’un accident routier, un semi-remorque transportant 23 tonnes de propylène liquide sous pression explose dans un camping de bord de mer ; 217 personnes sont tuées. Le phénomène d’explosion lui-même n’a pas été complètement élucidé.

Three Mile Island (Etats Unis, 1979): Lors d’une mise en arrêt d’urgence d’une centrale nucléaire PWR, deux vannes alimentant en eau le système de refroidissement sont fermées par erreur ; des rejets radioactifs dans l’air se produisent et un risque d’explosion persiste durant plusieurs jours. Il est apparu que les opérateurs en salle de commande n’ont pas su interpréter l’ensemble des signaux d’alarme qui leur parvenaient et que le diagnostic n’a pu être établi qu’au bout de plusieurs heures de dysfonctionnement.

Bhopal (Inde, 1984): l’accident se produit dans une usine située en zone d’habitat dense et produisant un insecticide, le carbaryl, à partir d’isocyanate de methyle (MIC), un produit chimique très réactif et très toxique. La pénétration d’eau dans un réservoir de stockage de ce produit entraîne une réaction exothermique violente et le dégagement à l’atmosphère de 40 tonnes de MIC. On estime que le bilan de l’accident est d’environ 2500 morts et 200 000 personnes atteintes de lésions plus ou moins graves. Le rapport officiel conclut que la pénétration d’eau dans le réservoir de MIC est due à une erreur au cours d’une opération de maintenance ; l’industriel suggère qu’il y a eu acte intentionnel. La catastrophe avait été précédée d’une série d’accidents.

Mexico (Mexique, 1984): une fuite survenue de nuit dans une installation de stockage de GPL provoque une première explosion et un incendie qui déclenche dans l’heure suivante les explosions en cascade de l’ensemble des réservoirs. L’installation était située à proximité d’une zone d’habitation ; le nombre des victimes est d’environ 500 morts et 7000 blessés graves.

Bâle (Suisse, 1986): incendie d’un stockage de produits phytosanitaires ; déversement dans le Rhin, avec les eaux de lutte contre l’incendie, de quantités importantes de pesticides. On estime que 500 000 poissons sont tués et que la flore et la faune benthique du Rhin ont été détruits sur une longueur de 400 km.

Tchernobyl (Ukraine, 1986): l’accident est survenu sur un réacteur nucléaire pressurisé de type RBMK. A la suite d’une montée en puissance très rapide, deux explosions vapeur/hydrogène se produisent, pénètrent dans le réacteur et en soufflent la couverture. Des débris déclenchent une trentaine d’incendies secondaires ; la combustion du graphite dans le coeur du réacteur disperse dans l’environnement les radionucléides présents. Le déversement de 5000 tonnes de matériaux sur le réacteur par hélicoptère permet l’extinction du feu au bout de 10 jours. Au bilan de l’accident, on porte 31 morts immédiates, le déménagement des 135 000 personnes qui vivaient dans une zone de 30 km autour de la centrale, des mesures de contrôle de la contamination des produits alimentaires en Europe, une forte élévation du nombre de cancers de la thyroïde observés chez les enfants en Biélorussie 5 ans après l’accident. La conception de la sûreté des réacteurs RBMK a été critiquée par beaucoup d’experts occidentaux ; les opérateurs disposaient d’instructions techniques insuffisantes et ont procédé à des manoeuvres erronées.

Piper Alpha (Mer du Nord, 1988): un important feu de pétrole brut se déclare sur une plate-forme pétrolière. Au bout de 20 minutes l’un des pipelines connectés à la plate forme se rompt, générant une boule de feu de plus de 50 m de diamètre ; 167 personnes sont tuées. Pendant plusieurs mois la production est arrêtée (10% de la production britannique) et du pétrole s’écoule en Mer du Nord. On diagnostique une erreur de maintenance, une mauvaise transmission d’information entre concepteur et exploitant, un effectif minimum de personnel sous-qualifié en période de congés...

Chelyabinsk (Russie, 1989): un gazoduc enterré transportant un mélange de propane et de butane est affecté d’une fuite ; le gazoduc passe à proximité de la ligne du chemin de fer transsibérien. Une explosion se produit au moment où deux trains se croisent ; le bilan est de 645 morts. Le gazoduc avait peut être été endommagé plusieurs années auparavant par un excavateur sans que l’incident soit signalé.


Annexe 3 : Quelques exemples d’accidents différés
Thalidomide: On constata en 1961 en Europe un fort accroissement du nombre de naissances d’enfants phocomèles ; la phocomélie est une malformation où mains et pieds sont directement rattachés au tronc sans bras ou jambes. La cause en était une substance tératogène, c’est à dire intervenant sur le développement de l’embryon, et en l’occurrence empêchant le développement de la partie intermédiaire des membres. Cette substance, la thalidomide, était un médicament hypnotique utilisé par de nombreuses femmes enceintes. Il fut interdit mais des milliers d’enfants étaient atteints de graves malformations. D’autres médicaments ont depuis été interdits en raison d’une dangerosité découverte a posteriori.

Minamata: La maladie de Minamata est une atteinte neurologique chronique non contagieuse, entraînant souvent une paralysie, qui apparut en 1956, touchant des familles entières de pêcheurs de la baie de Minamata au Japon. Dix années de recherches furent nécessaires pour que la cause de l’épidémie soit identifiée de manière irréfutable et qu’on y mette fin. Il s’agissait d’une installation de production d’acétaldéhyde par catalyse mercurielle et l’on finit par identifier des résidus de methylmercure dans ses effluents. Le methylmercure avait une concentration inférieure à 0,1 ppb (partie par milliard) dans l’eau de la baie, mais il s’accumulait dans le phytoplancton, puis dans le zooplancton, pour atteindre 50 ppm (partie par million), soit un facteur de concentration de 500 000, dans les poissons et coquillages dont se nourrissaient les pêcheurs.

Plus de mille décès dus à cette maladie étaient dénombrés en 1990 par la juridiction d’indemnisation (cf. Rapport OMS Santé et Environnement 1992). Quoique à un niveau significativement inférieur, des pollutions lacustres ou marines par le mercure ont été observées aussi en Europe ou en Amérique du Nord, conduisant notamment la Suède à prendre dès 1966 des mesures d’interdiction de certains usages de produits mercurés.

Insecticides organochlorés: ces insecticides constituent la première génération des insecticides de synthèse ; le plus connu d’entre eux, découvert en 1939, est le DDT (dichlorodiphényl trichloréthane). De prix de revient faible, faciles d’emploi, efficaces, sans effets directs apparents sur l’homme ou sur les mammifères, ces insecticides ont été utilisés très largement. On a alors constaté un ensemble d’impacts écologiques imprévus (cf. F. Ramade):

une accumulation de ces produits dans l’environnement: leur durée de demi-vie dans l’eau, où ils sont insolubles, ou dans le sol avant biodégradation peut être de plusieurs dizaines d’années;

des effets de bioconcentration: l’étude du Clear Lake, un lac californien traité au TDE, un insecticide voisin du DDT, pour détruire des larves d’insectes, a mesuré des teneurs en TDE de 2500 ppm dans les graisses d’oiseaux piscivores, soit un facteur de concentration proche de 200 000 par rapport aux eaux du lac ; un effet analogue concerne la chaîne trophique allant du sol au ver de terre, au passereau et au rapace...

une dispersion des produits à l’échelle du globe: 50% des matières actives passent directement dans l’atmosphère au moment du traitement ; elles sont transportées à grande distance et on en retrouve des concentrations mesurables par exemple dans les manchots vivant sur la banquise australe.

La contamination par les insecticides organochlorés a en particulier permis d’expliquer un effondrement des populations de nombreuses espèces d’oiseaux dans les régions traitées. La présence de ces produits dans l’organisme accélère en effet la synthèse d’enzymes hépatiques qui catabolisent les oestrogènes. Un déséquilibre de la balance de ces hormones sexuelles dérègle l’ensemble des phénomènes physiologiques de la reproduction, par exemple le stockage du calcium nécessaire à l’élaboration de la coquille...

Au regard de leur fonction même, on s’est aperçu que les insecticides organochlorés avaient sur le long terme des effets négatifs imprévus: l’augmentation du nombre des espèces d’insectes résistantes, des substitutions de faune (le ravageur détruit est remplacé par un autre ravageur plus résistant), parfois le retour en force du ravageur initial bénéficiant de la disparition de ses ennemis naturels... De nombreux pays ont adopté au cours des années 60 et 70 des mesures d’interdiction progressive de ces insecticides.

Chlorofluorocarbures (CFC): ces composés organiques, appelés aussi du nom commercial de fréons, incolores, inodores, non toxiques, ininflammables, insolubles dans de nombreux corps, à températures d’ébullition et chaleurs de vaporisation faibles, faisaient figure de produits tout à fait adaptés à une utilisation comme agent réfrigérant ou comme gaz propulseurs dans les vaporisateurs d’aérosols. Développés vers 1930, il en était produit 1 150 000 tonnes en 1986.

En 1974, des études de chimistes américains (Molina, Rowland...) attirèrent l’attention sur le fait que les CFC étaient en train de s’accumuler dans la basse atmosphère - la durée de vie des CFC les plus courants y est d’une centaine d’années - et qu’ils contribuaient ainsi à l’effet de serre : une molécule de CFC est de ce point de vue aussi efficace que 10 000 molécules de gaz carbonique. Surtout, les CFC atteignent progressivement la stratosphère, où le rayonnement ultraviolet est capable de casser leur molécule, libérant des atomes de chlore. Ces derniers atomes entrent alors dans des cycles catalytiques de destruction de l’ozone de la stratosphère : on a estimé qu’avant d’être neutralisé par d’autres réactions un atome de chlore peut détruire 100 000 molécules d’ozone (cf. P. Aimedieu).

Cet effet de destruction de la couche d’ozone de la stratosphère peut avoir des effets multiples : l’ozone étant un absorbant de l’énergie lumineuse dans l’ultraviolet, sa disparition tend à refroidir la haute stratosphère et réchaufferait la basse stratosphère, avec des conséquences difficilement prévisibles pour l’équilibre global de l’atmosphère. Un accroissement du rayonnement UVB arrivant à la surface de la terre aura également des effets biologiques (affections oculaires et cutanées chez l’homme, notamment mélanomes, impact négatif sur l’activité photosynthétique des plantes...).

Les études de Molina et Rowland reçoivent une forme de confirmation en 1985 lorsque l’on découvre en Antarctique un " trou d’ozone ", c’est à dire une diminution très forte de la quantité d’ozone dans la stratosphère au printemps austral. A partir de 1978, plusieurs pays interdisent l’emploi des CFC dans les aérosols. En 1987 vingt quatre pays signaient une convention réglementant " l’usage des produits qui appauvrissent la couche d’ozone ". Il avait fallu quarante ans pour découvrir le caractère dangereux du produit et treize ans de plus pour engager une politique de contrôle.